Bonjour à tous
Je souhaiterais rebondir, si possible sur un mode dépassionné, à propos des questions de méthode évoquées par ailleurs. Je veux parler du danger d'être prisonnier des documents, ou de leur absence.
Je flaire depuis quelques semaines un lien entre les assassinats de Zay (20 juin 1944) et de Mandel (7 juillet), tous deux effectués par la Milice et selon des modalités proches : meurtre par derrière et par surprise à l'occasion d'un transport automobile depuis une prison et soi-disant vers une autre, communiqué parlant d'une attaque de la Résistance -la différence étant que Zay est réputé avoir été enlevé amicalement par le maquis, que sa mort n'est pas annoncée et que sa famille espèrera (vaguement) pendant quelque temps, alors que Mandel est déclaré mort tout de suite, et prestement inhumé.
Autre point commun, la police et la justice feront leur boulot à la Libération, arrêteront les exécutants et éclairciront les circonstances matérielles.
Quant aux commanditaires, c'est une autre paire de menottes. Comme chacun sait, Mandel est réputé avoir été réclamé par la Milice pour venger son adhérent Philippe Henriot, éloquent ministre de la Propagande, exécuté par la Résistance le 28 juin. C'est oublier que la Milice est aux ordres de Hitler et non l'inverse, puisque Mandel, détenu jusqu'à l'avant-veille à Buchenwald, a été transporté spécialement en avion, alors que le Reich commence à manquer et de matériel volant, et de carburant.
La version de Laval, qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute, indique qu'à la nouvelle de la mort de Mandel il a convoqué Darnand, chef de la Milice et secrétaire d'Etat, pour lui passer un savon au sujet de Mandel, lui demander s'il ignorait vraiment le sort de Zay, sur lequel il avait les pires soupçons, et lui interdire formellement de recevoir la livraison, annoncée prochaine par Abetz, de Léon Blum et de Paul Reynaud.
C'est lumineux : Hitler fait tuer Mandel, un Juif qui a eu des accrochages personnels avec Pétain (ce qui est aussi le cas de Zay) et qui n'est pas très connu ni très populaire en France. Reynaud et Blum, qui ont été des chefs de gouvernement connus et populaires chacun dans son camp, seraient des victimes d'une autre pointure... et autrement compromettantes pour le maréchal, puisque, contrairement aux deux cas précédents, il aurait été prévenu par l'intermédiaire d'Abetz. La manoeuvre consiste donc à renforcer Pétain et Laval dans l'idée qu'ils servent à quelque chose; inconsciemment dociles, ils agitent l'idée de leur démission... et restent à leur poste puisque Reynaud et Blum restent en Allemagne, à disposition pour de nouvelles aventures otagiques. Et puisque Laval ni Pétain ne démissionnent, ils continuent par définition à passer pour premier ministre et chef d'Etat et comme ils ne donnent pas d'ordre de résister ni d'ouvrir les bras aux Américains débarqués depuis un mois, ils contribuent encore et toujours à détourner de la résistance les (ou au moins des) Français légalistes.
Et Zay dans tout cela ? Il se trouve qu'il a fait l'objet d'une thèse universitaire, soutenue en Sorbonne sous la direction de Jacques Droz (qui dirigea mon propre jury de maîtrise...) en juin 1967 par Marcel Ruby, qui est lui-même (je crois qu'il vit toujours) un personnage étonnant, résistant et militant radical (le parti de Zay), ce qui lui a pemis de travailler dans une grande proximité avec Madeleine, la veuve du ministre. P. 418-419, il disserte sur les mobiles de l'assassinat. Darnand, pressé de questions par Laval, lui a lâché que "les autorités allemandes" avaient demandé la livraison de Zay. Mais au lieu de dire que c'est absurde, car dans ce cas les miliciens auraient obéi, Ruby préfère constater (sans dire s'il les a consultés ou s'il se contente des débats de leurs procès) qu'Oberg et Knochen n'ont rien dit d'une telle demande de transfert. Et de conclure avec assurance :
Ni les autorités allemandes, ni celles de Vichy ne semblent en cause. Les miliciens ont donc agi seuls. Mais qui a pris la décision ?
Si l'exécution de Georges Mandel, israélite notoire, peut s'expliquer comme un acte de représailles à la suite de la mort de Philippe Henriot, on ne peut pas en dire autant pour Jean Zay. La décision ne semble pas avoir été prise par les chefs nationaux de la Milice.
La fin tragique de Jean Zay pourrait trouver ses origines dans l'exaltation de miliciens se sachant condamnés par l'inéluctable victoire alliée. Ces hommes, qui devaient être traqués à leur tour, qui avaient vécu depuis des décennies dans une atmosphère d'antisémitisme, ont pris leur décision dans un climat de haine sans en référer à l'échelon national.
J'ai encore un peu de temps avant de rendre mon manuscrit, je suis perplexe et lance un appel aux aimables lecteurs. Ruby se plante manifestement et mérite sa place dans une anthologie fonctionnaliste mais moi, jusqu'où puis-je aller dans l'autre sens, en présence de ce désert documentaire, alors que le schéma d'une manoeuvre hitlérienne graduée (meurtre probable d'un ministre demi-juif de seconde zone un peu oublié, puis mort certaine et quasi-ouvertement criminelle d'un homme politique juif de plus d'envergure et menace de liquidation conjointe des deux plus gros poissons de la nasse) semble tout de même bien dessiné ?
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