Je viens de lire le beau chapitre de Delperrié de Bayac, dont tu t'es servi pour nous donner une citation d'un télex de Knipping, destinée à prouver qu'il était au courant de la brièveté du trajet qu'allaient accomplir Mandel et ses accompagnateurs.
Il mérite citation plus intégrale, et commentaire plus approfondi.
Delperrié s'appuie beaucoup sur le témoignage et la documentation du chef milicien Francis Bout de l'An, réfugié en Italie jusqu'à sa mort survenue en 1977, professeur d'histoire-géo (hé oui), arrière-petit-fils d'un enfant trouvé un 31-12 et nommé par l'Assistance publique Sylvestre Bout de l'An, communisant repenti après un voyage en URSS en 1932, secrétaire général adjoint de la Milice depuis le 30-1-1943 (compilation rapide, sans garantie absolue, de données internautiques) et politiquement proche de Laval, bref, tout le contraire du milicien proxénète recru de bagarres d'après boire, plutôt le genre intello ayant bouffé des hameçons successifs et essayant d'y piger quelque chose sans trop d'oeillères lors d'une retraite studieuse.
Il confie à Delperrié ce texte très éclairant, adressé par Knipping à lui-même par téléscripteur le 8 juillet 1944 après midi (donc un texte inconnu avant la publication du livre de Delperrié en 1969 : il ne pouvait nourrir les méditations de Ruby dans sa thèse sur Zay soutenue en 67) :
Chef
Ce matin j'ai parlé par fil direct chez de Brinon au président [Laval]. Il m'a demandé comment s'était passé l'accident d'hier que vous connaissez. Je lui ai répondu que je n'avais pas encore beaucoup de précisions mais qu'une enquête sérieuse était en cours. J'ai promis au président d'envoyer ce soir par valise un compte rendu [pressé et pressant, Laval ! FD]. L'enquête est menée par Peletier [= service milicien installé rue Le Peletier]. Je l'attends avec un premier rapport succinct.
Quelle a été la réaction du Chef [Darnand] devant cette nouvelle ? Il a dit qu'il serait gêné dans sa politique avec le président mais il n'a pas manifesté trop de mauvaise humeur. Le président veut élever une protestation officielle auprès du gouvernement allemand pour avoir fait livraison sans l'accord du président. Ce matin j'ai eu la visite du Dr Schmidt qui est venu me dire que toute la SS nous appuierait en cas de difficulté avec le président, dites cela au Chef. J'ai trouvé ici une atmosphère assez lourde. Le Chef a subi successivement les remontrances du Maréchal et du président pour l'ensemble de sa politique et particulièrement pour les exactions de la Milice. C'est naturel. Mais je crois que l'action de la Milice est nécessaire dans sa forme actuelle peut-être avec un peu plus de doigté mais dans le fond je suis personnellement d'accord avec le rôle qu'elle a entrepris. De Brinon est d'accord avec nous et estime notre action indispensable. Gaucher [François Gaucher, délégué général de la Milice en zone nord] qui est à côté de moi pense que ce que vous nous dites sera utile pour notre conférence qui va commencer dans un instant. Mon opinion est que tout en étant loyaux au gouvernement il faut que nous représentions l'élément révolutionnaire qui le pousse à faire ce qu'il ne fait pas par tempérament et qui depuis trois ans nous a conduits dans l'impasse où nous nous trouvons. Ne pas agir dans l'affaire d'hier aurait eu pour conséquence de nous faire perdre entièrement la confiance des SS.
Une bizarrerie apparente :
J'ai trouvé ici une atmosphère assez lourde. Le Chef a subi successivement les remontrances du Maréchal et du président pour l'ensemble de sa politique et particulièrement pour les exactions de la Milice.
On dirait tout d'un coup que l'auteur voyage vers Vichy par la pensée. En fait, la seule interprétation que je vois, c'est qu'il écrit depuis les bureaux de Brinon, délégué de Vichy en zone nord, chez qui les miliciens viennent aux nouvelles, ou viennent accorder les violons (la réunion qui va commencer) comme s'ils allaient à Vichy même : ainsi, Brinon vient de mettre au courant Knipping et Gaucher des engueulades de Pétain et de Laval à l'adresse de Darnand au sujet de Mandel et d'autres joyeusetés.
Voilà bien un document d'époque débordant de leçons, à tirer à loisir dans les semaines qui viennent. La plus importante qui me vienne à l'esprit pour l'instant, c'est le caractère on ne peut moins unifié et on ne peut plus décentralisé de la Milice, HITLER OBLIGE. Comme tous les nazis qui ne sont pas lui, et comme tous les valets et sympathisants des nazis, on n'en finit pas de scruter l'oracle et on discute beaucoup sur la façon de l'interpréter.
Sur le point précis en débat, le contexte m'ancre dans l'idée que Schmidt a tout dirigé et tout pris sur lui, sous les ordres en cascade de Hitler, Himmler et Knochen, en donnant à Mansuy un ordre direct d'assassinat dont Knipping avait lieu de se douter, mais qui n'est pas passé par lui -et que la Milice, de A à Z, se résigne devant de tels procédés, par le fait même que c'est une organisation supplétive de l'occupant.
Evidemment on pourrait objecter que ce texte a des pudeurs, de crainte qu'il ne tombe en des mains lavaliennes, ou que le destinataire en cause à Laval, pour lequel il est un des rares chefs miliciens à éprouver estime et respect, et que Knipping répugne dans cette optique à se montrer en première ligne. Ce n'est tout de même pas l'impression qu'il donne. Je le vois mal se donner le ridicule d'attendre le résultat de l'enquête pour exposer les détails, s'il les connaît et si Bout de l'An a toutes raisons de s'en douter. Mais ce n'est là qu'une impression première, à mûrir et étayer. |