> Il ne faut pas exagérer. C'est un peu gênant, oui, mais
> attention à ne pas dramatiser le phénomène.
> Boosté par un désir de (se) convaincre, on a tous, ici
> ou là, enjolivé ou augmenté (voire même recréé) une
> trace bibliographique qui, une fois relue, semble bien
> mince. Ça m'est arrivé il y a quelques jours. Persuadé
> d'avoir repéré dans deux lectures passées des citations
> importantes sur Edmée Delétraz, j'ai relu plusieurs
> passages des deux ouvrages mais sans retrouver les
> citations : à la place, quelques phrases sans intérêt
> pour le débat, ou même rien. J'avais (re)créé des
> citations espérant mieux argumenter mon point de vue.
Votre anecdote ne présente aucune espèce de rapport avec ce qui s'est passé ici. Et la controverse relative au
Dauphiné libéré va me permettre, une fois de plus, d'exposer les lacunes de ce que Daniel Cordier appelait à juste titre la "méthode Baynac".
Rappelons que, selon Jacques Baynac, René Hardy n'est nullement le traître que les documents du SD et les témoins désignent. Que cette version ne résiste pas à l'analyse, moi et François Delpla l'avons déjà montré, et Jacques Baynac n'a point persisté, puisque se retirant précipitamment de ce forum.
La thèse de Jacques Baynac a suscité quelques interrogations. Un journaliste du
Nouvel Observateur avait ainsi posé cette question à cet historien :
"Pourquoi a-t-on inventé un traître ?" (on notera l'absence de conditionnel) -
A quoi Jacques Baynac répondra :
"Il y a deux raisons à cela. Aussitôt après l'arrestation de Caluire, Lucie Aubrac a accusé René Hardy. Elle n'a cessé de le répéter pendant cinquante-cinq ans, jusqu'à la parution de mon livre sur « les Secrets de l'affaire Jean Moulin » en 1998. Finalement, à cette date, dans « le Dauphiné libéré », elle a déclaré qu'il n'y avait jamais eu de dénonciations au sein de la Résistance, ajoutant que René Hardy avait été un «vrai résistant». Ensuite il y a eu le comportement de René Hardy, qui cachait avoir été arrêté, non pas une mais deux fois, par les Allemands. La seconde fois, il a bien été obligé de leur fournir des informations sur le sabotage des chemins de fer dont il étaitresponsable. Mais René Hardy leur a donné des plans caducs, sans valeur. Tout ceci n'a pas contribué à clarifier la situation, notamment lors des deux procès de René Hardyen 1947 et en 1950, au terme desquels il a d'ailleurs été acquitté..."
Décortiquons le raisonnement, du moins sa première branche. L'accusation de trahison vient de Lucie Aubrac, qui ne cesse de le répéter - ce qui est, d'emblée, une torture de la réalité : l'accusation émanait, en premier lieu, du réseau Groussard, grâce à l'action de leur agent infiltrée au sein du SD de Lyon, Edmée Delettraz. Mais passons.
Or donc, l'invention du traître découle d'une manoeuvre de Lucie Aubrac. Au nom de qui ? De quoi ? On ne sait. Mais il se trouve que Jacques Baynac réfute l'accusation. Comment ? Par cette phrase :
"Finalement, à cette date, dans « le Dauphiné libéré », elle a déclaré qu'il n'y avait jamais eu de dénonciations au sein de la Résistance, ajoutant que René Hardy avait été un « vrai résistant »."
La révélation était énorme, et a généré une certaine surprise, tant de la part de René Claude que chez François Delpla, lequel, connaissant très bien le couple Aubrac, ne pouvait croire que Lucie ait pu innocenter René Hardy.
Jacques Baynac s'est expliqué dans ce message :
Il citait le numéro de l'article - preuve qu'il l'avait donc sous les yeux. Il en citait des propos, dont la fameuse phrase sur les dénonciations et René Hardy, un
"vrai Résistant". De telles citations, de par leur précision, excluent que Jacques Baynac ait fait appel à sa mémoire. Par ailleurs, à aucun moment Jacques Baynac ne dément que l'article du
Dauphiné libéré est une interview : certes, il n'utilise pas ce terme, mais il cause de
"déclaration", procède par citation, et amène subrepticement le lecteur à penser qu'il s'agit là de propos d'autant plus authentiques qu'ils sont directement enregistrés par un intervieweur. François Delpla lui parlera d'interview, et Jacques Baynac ne reviendra pas sur ce terme.
Or, l'article en question ne constitue nullement une interview. Jacques Baynac aurait pu nous le signaler. Pourquoi s'en est-il abstenu ? La différence est pourtant de taille. Comme le note François Delpla,
"pas une ligne n'est publiée sous la responsabilité de la conférencière, mais toutes le sont sous celle de la journaliste, Séverine Poncet. La nuance n'aurait pas dû échapper à Baynac : il ne s'agit pas d'une déclaration à la presse contenant une prise de position, mais de ce qui a été dit au hasard d'un débat pédagogique."
Il y a pire. Voici le passage relatif à René Hardy :
"Et quand elle parle de René Hardy, soupçonné de traîtrise, elle lève les yeux au ciel : un vrai résistant, celui-là. Paix à ses cendres."
Pour citer François Delpla, ce n'est
"pas vraiment ce qu'on appelle une réhabilitation, encore moins une critique, implicite ou explicite, de l'attitude passée de la locutrice ! Et il faudrait évidemment voir le contexte : supposez que juste avant il ait été question de Papon, à la "résistance" duquel Lucie ne croyait guère : elle aurait alors rangé Hardy, sans plus, dans la catégorie de ceux qui ont pris des risques, ce qui n'a jamais fait débat."
En ce qui me concerne, le propos de Lucie Aubrac revêtirait même une certaine ironie à l'encontre de René Hardy, vrai Résistant... jusqu'à son arrestation le 8 juin 1943.
En tous les cas, le propos n'a certainement pas la signification, ni la portée, que lui prête Jacques Baynac. Et il s'agit là d'un de ses arguments clefs dans son plaidoyer pour René Hardy, restitué dans un magazine à gros tirages, et qui sera nécessairement davantage lu que son pavé.
Ce n'est pas fini.
Aucun des propos cités par Jacques Baynac ne se retrouve dans cet article et
"rien, sous une forme ou sous une autre, ne leur correspond".
Rien.
Confusion ? Comme je l'ai montré, Jacques Baynac avait probablement l'article sous les yeux lorsqu'il nous a exposé ses grandes lignes.
Alors ?
Alors c'est très simple. Nous avons :
1) une atténuation de la réalité : l'accusation de trahison n'émanait pas de la seule Lucie Aubrac, mais d'un réseau qui lui était politiquement éloigné ;
2) une citation extraite de son contexte et détournée de sa signification ;
3) des propos indirectement retranscrits qui ne constituent nullement une interview, mais qui nous sont présentés implicitement comme une interview, alors que la différence n'a rien d'anodin (et le pointilleux Jacques Baynac le sait très bien) ;
4) des propos purement et simplement inventés.
Qu'en pensez-vous, René Claude ? Ne sont-ce pas là les signes d'une malhonnêteté criante ? Pour innocenter un coupable, on appelle à témoigner une personne qui nous est présentée à tort comme sa principale accusatrice, et on la réfute en détournant ses propos de son contexte, ce en les rattachant à une interview qui n'a jamais existé, et même en lui prêtant des mots qu'elle n'a jamais proférés.
Est-ce rigoureux, René Claude ? Est-ce
honnête ?
Mais admettons l'erreur. Admettons donc que Jacques Baynac se soit trompé. Ce qui m'incite, non à le penser, mais à ne point exclure l'hypothèse, c'est cette phrase :
"Elle a répété une fois de plus qu' 'il n'y avait jamais eu de dénonciations' au sein de la Résistance, ni de la part de Jean Moulin, ni de la part de René Hardy,'un vrai résistant'." Ce mot,
"répété", tendrait à indiquer qu'elle a déjà exprimé les termes passablement surprenants qu'on lui prête. D'où, peut-être, l'existence d'une interview, véritable celle-là, mais qui aurait été retranscrite dans un autre quotidien.
Pourtant, Jacques Baynac avait probablement l'article sous les yeux. Comment expliquer qu'il se trompe sur la référence ? Ce serait faire preuve d'une cécité inquiétante... Qui plus est, Jacques Baynac ne nous a jamais causé d'interview, il s'est contenté de nous le suggérer - une méthode déjà mise en lumière, sur d'autres points, par des historiens s'agissant de son précédent ouvrage.
En d'autres termes, nous avons, au choix :
1) une manipulation ;
2) une preuve d'incompétence.
Incompétence, oui. Car s'exprimer sur un sujet aussi sensible, aussi épineux pour le profane, et ce dans un magazine à gros tirages, implique une évidente responsabilité, qui suppose une certaine rigueur dans le choix des mots et le choc des arguments. Réfuter la thèse défendue par l'écrasante majorité des historiens en se plantant lamentablement sur la référence citée n'est pas, à tout le moins, rigoureux.
Manipulation ou incompétence ? Je laisse au lecteur le soin de se prononcer. J'achèverai, pour ma part, par ceci : ces dérives ont été signalées voici plusieurs jours, et Jacques Baynac reste muré dans son silence radio. Comme je l'écrivais, ce mutisme ne plaide pas en sa faveur. A titre d'exemple, ceux qui me connaissent savent que je m'insurge dès lors qu'une accusation frauduleuse est portée à mon encontre, et que je cherche à démolir tant et plus mon contradicteur. ;-)
Jacques Baynac, si prompt à dénoncer le mensonge ambiant, si soucieux de défendre sa réputation personnelle au point qu'il nous pond un pavé de 1100 pages pour répondre à ses détracteurs, se tait, lui.
Pourquoi vous taisez-vous, Jacques Baynac ? De quoi avez-vous
peur ?