I. Le Bréviaire de la Haine et la « Solution finale » en France
La petite phrase de Poliakov systématiquement citée par les avocats de l’Etat français révèle une certaine équivoque qui se révèle à la lecture du passage intégral consacré aux déportations en France (p. 268-273 de mon édition) :
Le bilan définitif se présente de la manière suivante : 90.000 Juifs déportés de France, 25.000 de Belgique et 110.000 des Pays Bas, ce qui par rapport au nombre de Juifs se trouvant dans ces pays au moment de l'invasion (qu'on peut évaluer respectivement à 300.000, 45.000 et 140.000) correspond à des pourcentages approximatifs de 30 %, 55 %, et 79 %.
L'écart entre le premier et le dernier chiffre est certes frappant. Si on cherche à en saisir la raison, différents facteurs apparaissent, dont le premier saute aux yeux lorsqu'on regarde une carte géographique : superficie seize fois plus grande, grands massifs montagneux, d'où, en France, plus grandes facilités de refuge ; solidement tenue, la petite Hollande a été soumise pendant cinq années à un ratissage policier particulièrement intensif. De plus, une ligne de démarcation, aisément franchissable, partageait la France en deux parties, et le régime du Maréchal Pétain était installé à Vichy. Et cela nous ramène au rôle joué par Vichy dans la question juive et particulièrement dans celle des déportations.
Une première précision s'impose : Léon Poliakov, d'emblée, indique au lecteur que deux facteurs explicatifs du décalage entre les bilans mortuaires de la déportation en France et aux Pays-Bas sont la réalité géographique et l'intense répression policière en Hollande. Bref, Léon Poliakov apporte déjà des précisions importantes sur le fait qu'un plus grand nombre de Juifs hollandais aient été déportés, en insistant sur les différences de situation entre la France et les Pays-Bas.
Mais il lui faut encore intervenir sur le rôle de l'Etat français :
Du sort relativement plus clément des Juifs de France, Vichy fut en fait le facteur prépondérant. Par l'existence même, tout d'abord, de la « zone libre », dans laquelle, dès l'invasion de 1940, Juifs français, hollandais ou belges s'étaient réfugiés par milliers. Par la suite, les mêmes « droits de souveraineté », dont les hauts fonctionnaires de Vichy excipaient à l'égard des Italiens de manière si détestable [précisément pour livrer aux Allemands les Juifs de la zone occupée par l'armée italienne, laquelle manifesta son veto, N.D.L.R.], jouèrent parfois vis-à-vis des Allemands un rôle bienfaisant.
En ce qui concerne la « Solution finale », la position de Vichy était essentiellement déterminée par les vues de Pierre Laval, dont la politique paraît avoir été guidée par le schéma suivant : se débarrasser des Juifs étrangers, mais protéger, autant que possible, les Juifs français des deux zones. L'attitude de Pétain semble avoir été plus rigide. Telle était du moins l'opinion de Dannecker et de ses successeurs. Ainsi, en établissant son plan de campagne pour l'été 1943, Röthke, le nouveau chef du IV B 4 en France, écrivait : « Il faudra, pour exécuter le programme ci-dessus, que le gouvernement français soit contraint de mettre à notre disposition ses forces de police ; vu l'attitude du maréchal et de certains membres de son cabinet, seule la contrainte peut être envisagée... » C'est avec empressement que Laval accéda à la demande allemande de livrer des Juifs étrangers de zone libre : non seulement 9.000 Juifs furent dirigés sur Drancy dès août 1942, mais c'est sur son initiative qu'en vue d'un « regroupement familial » les enfants au-dessous de 16 ans furent inclus dans les convois.
En ce qui concerne les Juifs de nationalité française, à la suite d'un marchandage caractéristique, le moyen terme suivant fut envisagé entre Röthke et Laval : seraient abandonnés aux Allemands tous les Juifs naturalisés après une certaine date (1932 était proposé par Vichy, 1927 était exigé par le IV B 4). Déchus de leur nationalité par une loi d'ensemble, les Juifs seraient le jour même, au nombre de plusieurs dizaines de milliers (50.000 d'après les estimations de Röthke) arrêtés comme apatrides par les soins de la police française : ainsi, la France n'aurait pas livré de Juifs français...
Mais ce plan qui fut l'objet de longues discussions, et dont la préparation fut poussée fort loin, ne fut jamais réalisé. A mesure que les procédés allemands en Pologne, soulevant un frisson d'horreur, devenaient mieux connus, à mesure aussi sans doute que la fortune des armes changeait de camp, l'attitude de Vichy se raidissait. Au dernier moment, se retranchant tantôt derrière Pétain, tantôt derrière les Italiens, Laval refusa de publier le texte de la loi élaborée au Commissariat des Questions juives. C'est pourquoi n'eut pas lieu la rafle gigantesque prévue pour juin-juillet 1943, et c'est dans ces conditions que les Allemands en furent réduits à opérer essentiellement par leurs propres moyens, aidés d'indicateurs, de dénonciateurs, de la "police antijuive" du Commissariat et de la milice de Joseph Darnand. Les grands projets de Röthke et de Brünner, soigneusement calculés et minutés plusieurs mois à l'avance, s'effondraient les uns après les autres. L'administration française et la police régulière, suivant l'exemple venant d'en haut, collaboraient de moins en moins. « Il ne reste plus que la solution suivante », mandait Röthke en juillet 1943 : « Arrestation en bloc de tous les Juifs qu'on pourra trouver, par une opération massive de la police de Sûreté (kommandos et kommandos spéciaux) avec l'aide des troupes allemandes... » Mais pour des raisons que nous ignorons, le concours de la Wehrmacht sous cette forme fut refusé au IV B 4. Par contre, au cours des nombreux assassinats et massacres qui marquèrent surtout la dernière période de l'occupation, les Juifs constituaient évidemment les premières victimes désignées : le nombre de ceux qui périrent de cette façon en France est estimé à plusieurs milliers.
Ainsi se présente, et reproduit
in extenso, l'exposé de Poliakov sur la déportation des Juifs de France. Plusieurs lacunes, parfaitement explicables en 1951, sautent évidemment aux yeux :
1) Poliakov ne mentionne nullement la période 1940-1942, pourtant essentielle dans l'élaboration, à Vichy, d'un antisémitisme d'Etat, lequel jouera un rôle décisif dans le mécanisme qui conduira le régime français à collaborer avec les Allemands, en 1942, aux rafles et aux déportations en zone occupée aussi bien qu'en zone « libre » (n'est même pas précisé le sort des Juifs en Afrique du Nord) ;
2) cette lacune importante semble amener Poliakov à faire preuve d'une réelle incertitude chronologique, évoquant les réticences de Pétain de... 1943 pour les insérer dans ce qu'il croit être une politique d'ensemble, qui l'aurait conduit à être plus hostile aux mesures demandées par les Allemands que Pierre Laval (Poliakov fait ainsi sienne une légende bien ancrée à l'époque consistant à faire de Laval le mauvais génie de l'infortuné Maréchal) ;
3) une autre lacune importante, et très surprenante, consiste à ne pas souffler mot des rafles effectuées en zone occupée : celles-ci sont en fait évoquées très brièvement quelques pages auparavant, dans le cadre d'un exposé des déportations sur l'ensemble de l'Europe de l'Ouest, et sans qu'il en ressorte clairement ce fait pourtant essentiel, à savoir que Vichy a négocié l'intervention de sa police pour arrêter lui-même ces Juifs ;
4) Poliakov laisse entendre que
"les procédés allemands en Pologne, soulevant un frisson d'horreur, [devenant]
mieux connus", ces informations auraient joué un rôle dans les réticences de Vichy à pousser plus loin sa politique de collaboration en 1943. En fait, l'historiographie a démontré que tout un chacun avait largement la possibilité de déterminer que le sort des Juifs déportés ne pouvait être que la mort, et ce avant même les premières rafles de
Vent printanier, et que Vichy n'a pris aucune mesure pour s'efforcer de démentir ces informations (voir
ici et
là) ;
4) enfin, Poliakov n'est guère loquace sur les déportations organisées avec l'aide de l'administration française en 1943-1944.
Ces lacunes sont parfaitement explicables.
En premier lieu, Poliakov reste alors largement tributaire de la documentation allemande défrichée au procès de Nuremberg. Or, à cette occasion, cette documentation n’a pas été suffisamment exploitée, outre que les archives françaises de Vichy n’ont pas été compulsées, ou l’ont mal été. De fait, le rôle de Vichy est encore très mal cerné sur cette matière spécifique que sera le génocide juif. En effet, les documents allemands révèlent en premier lieu le haut degré de compromission de l’Etat français dans la Shoah, mais soulignent également son revirement progressif à partir de septembre 1942. A l’époque, les juristes français n’ont pu déterminer, malgré la grande qualité de leurs travaux, que ce revirement résultait, pour ainsi dire uniquement, des réactions scandalisées de l’opinion publique vis-à-vis des rafles de l’été 1942, et qu’il s’est accentué devant la révélation, chaque jour plus précise, que l’Allemagne allait finalement perdre la guerre.
Cette ignorance explique pourquoi le recueil de documents publié par le Ministère public français résume ainsi la collaboration vichyste à la politique antisémite nazie (Henri Monneray,
La persécution des Juifs en France et dans les autres pays de l’Ouest présentée par la France à Nuremberg, Editions du Centre, 1947, p. 133) :
« Les Allemands n’auraient pu réaliser leurs desseins criminels avec tant de facilité s’ils n’avaient bénéficié du concours des services de Vichy. Il est vrai que ceux-ci, s’apercevant trop tard des conséquences odieuses de la collaboration, ont tenté parfois de faire machine arrière, tout au moins de ralentir la marche des événements. »
Or Poliakov, qui a assisté ce même Ministère public à Nuremberg, supervise cette publication en sa qualité de chef du service de recherches du Centre de documentation juive contemporaine. Ce qui l’amène, comme on l’a vu, à reprendre notamment à son compte cette inexactitude historique selon laquelle le revirement vichyste de l’automne 1942 découle de sa découverte, à cet instant précis, des horreurs de la « Solution finale ».
Michael Marrus a également apporté quelques éléments d’explication (Marrus, « Vichy et les Juifs : quinze ans après »,
op. cit., p. 52-54). Selon lui, Poliakov, de même que Hilberg, présente les qualités et les défauts du précurseur. Il reste, en 1951, prisonnier de l’historiographie aussi dominante que lacunaire qui analyse le génocide juif sous le seul prisme de l’Allemagne nazie, excluant ainsi les spectateurs et les collaborateurs. En outre, Poliakov consacre l’essentiel de son étude à la déportation, négligeant ainsi inévitablement les années précédant cette phase des persécutions nazies, et en particulier 1940-1942, perdant ainsi de vue la spécificité vichyste de l’antisémitisme d’Etat de Vichy.
Mais pour lacunaire - et donc très daté - qu'il soit, l'exposé de Poliakov ne saurait pour autant servir de fondement à une réhabilitation de Vichy :
1) il rappelle l'existence de certains facteurs propres à expliquer le sauvetage de plusieurs centaines de milliers de Juifs de France que sont la configuration géographique et l'existence d'une présence policière allemande moins puissante qu'en... Hollande ;
2) le fait d'indiquer que l'existence d'une zone « libre » a pu aider des Juifs à fuir les zones occupées de l'Europe de l'Ouest n'est pas une manière de réhabiliter Vichy, car cette circonstance particulière que ladite zone « libre » ait finalement pu aider lesdits réfugiés n'était pas recherchée par l'Etat français ;
3) il souligne, et à raison, que Laval (et, en fait, Pétain aussi), donc Vichy, entretenait l'intention de se débarrasser des Juifs étrangers, et de pousser la perfidie jusqu'à dénaturaliser des Juifs français pour mieux justifier les déportations aux yeux de l'opinion ;
4) il revient, mais trop brièvement, sur le zèle des Préfets français à organiser rafles et déportations et que contreront les garnisons italiennes ;
5) il a le mérite de deviner que les motifs de Vichy dans ses réticences à poursuivre les rafles/déportations découlent en fait de la dégradation de la situation militaire de l'Allemagne. Ce qui est effectivement le cas, mais pas, à l'automne 1942, le motif essentiel : ce qui l'emporte alors, c'est la réaction scandalisée de l'opinion publique et des Eglises.
Bref, Léon Poliakov, en 1951, fait preuve d'un réel sens de la recherche et sait se montrer intuitif. Mais il n'est qu'un précurseur, d'où ses lacunes. Il n'en saura pas moins affiner sa recherche, comme je le montrerai dans la seconde partie de cet exposé.