Hanfstaengl est une source allemande, même si ses mémoires sont publiés 20 ans plus tard et qu'il a certainement sous les yeux le texte de Churchill. Ils ne sont pas mariés et cela s'appelle un recoupement, d'autant plus que des détails divergent. Et Hanfstaengl, quand il s'est dégoûté tardivement (plus encore que Rauschning !) des hautes sphères nazies, n'est pas devenu pote avec les Anglais et surtout pas avec Churchill, allant plutôt vendre sa salade aux Etats-Unis (comme Rauschning d'ailleurs).

Donc ce rendez-vous manqué de Munich est un beau et moral symbole du XXème siècle. O que oui, Churchill meurt d'envie de voir de près Hitler ! Il est simple député, auteur à succès et passe la moitié de son temps à écrire pour entretenir son manoir et la nombreuse domesticité qu'il y emploie. Parmi ses travaux les plus lucratifs, des articles sur les vedettes de la politique contemporaine. Et ces occupations ne sont pas pour rien dans la prestation de très haut niveau qu'il va fournir entre 1940 et 1945 : c'est son Sciences Po de luxe.

On croit volontiers qu'alors il oublie un peu l'Europe au "profit" de l'Inde mais ses apostrophes contre Gandhi cachent la forêt : c'est bel et bien le réveil allemand qui l'empêche de dormir. Et on a tendance à oublier complètement, surtout aujourd'hui avec un gouvernement américain qui porte Churchill aux nues tout en traînant plus bas que terre l'ONU (pas fait exprès pour la rime !), que Churchill est alors un chantre de Locarno, Genève, la SDN et tout le toutim. Ce qu'il déteste en revanche c'est une certaine conception des instruments genevois, au service d'une idéologie pacifiste qui prend ses désirs pour des réalités.

Il veut donc connaître les jeunes loups allemands non pas seulement pour enrichir sa galerie de portraits, mais pour mesurer leurs ambitions et voir comment il serait possible de les canaliser dans un nouveau deal, effaçant (ou dépassant) Versailles tout en calmant l'Allemagne pour de bon. Et faire au plus vite la grosse colère, pousser au réarmement, soutenir les milieux français militaristes etc., s'il constate qu'il n'y a rien à faire avec ces gens-là.

Le fait de mettre à l'ordre du jour la question juive est une manière de gagner du temps. Hitler est un bon politique, cela il l'a compris (à 37% des voix aux présidentielles d'avril puis aux législatives de juillet, il y a de quoi !). Mais quid de l'antisémitisme ? s'agit-il seulement de faire des voix ? alors c'est de bonne guerre (encore une fois, il pense que la démocratie est un bon régime pour l'Angleterre mais n'est pas très sûr que les sauvages du continent en soient tout à fait dignes !) et on ne va pas se fâcher pour cela. Mais tout de même, Hitler a l'air d'y croire vraiment. D'où les questions préalables à Hanfstaengl : "Comment peut-on en vouloir à quelqu'un de sa naissance ?" etc.

Il ne fait sûrement pas exprès de faire foirer le rendez-vous en étant aussi inconvenant. Mais probablement, en apprenant le forfait de Hitler, gagne-t-il des années dans la compréhension du personnage, et de la situation. Les nazis sont vraiment antisémites ? et ils ne veulent même pas en causer ? alors non, il n'y a rien à faire avec eux, ce ne sont pas des impérialiste allemands soucieux de grignoter un peu sur leurs frontières orientales, mais des fous, qui croient vraiment en leur Bible : alerte générale !

C'est comme cela qu'on se fait écarter du gouvernement pendant dix ans alors même que son parti revient au pouvoir, puis qu'on rafle la mise...

... un peu chanceusement, pour lui et pour nous.