Par le commandant Navarre, chef de la section allemande du Service de Renseignement de l’Armée Française en 1940 ( il fut comme général, commandant en Indochine au moment de DBP)
Le 8 ou le 9 juin, c'est-à-dire la veille ou l'avant-veille du départ de Paris du Gouvernement, vers 11 heures du matin, je reçus un coup de téléphone du cabinet de M. Paul Reynaud. Celui-ci désirait me voir d'urgence « afin que je lui donne un avis sur la situation militaire ». il me demandait de venir vers 14 heures « à son domicile personnel », 5, place du Palais-Bourbon. J'étais assez étonné car, ne connaissant absolument pas M. Paul Reynaud, je ne voyais pas du tout ce qui me valait cette convocation.
Je fus introduit dans un grand salon où je trouvai, en conversation avec un inconnu, l'égérie de Paul Reynaud, Mme de Portes. Elle me dit que le président avait été obligé de s'absenter d'urgence mais qu'il lui avait laissé une note contenant certaines questions et l'avait chargée de recueillir mes réponses. Car, ajouta-t-elle, « on » (elle ne précisa pas) avait dit au président que j'étais l'officier le mieux informé sur tout ce qui concernait les Allemands.
Un peu éberlué par cette curieuse méthode de travail (je ne pensais pas le gouvernement de la France à ce point tombé en quenouille), je répondis à Mme de Portes que ce n'était pas mon rôle de donner un avis de ce genre, mais celui du chef du 2° Bureau, qui seul avait la totalité des informations militaires. Je lui fis comprendre de plus que je trouvais assez insolite d'être interrogé par son intermédiaire.
Elle insista pour recueillir mes réponses, arguant de la situation exceptionnelle, et je finis par acquiescer, mais en faisant remarquer que la présence d'un tiers dont j'ignorais la qualité (elle ne m'avait pas présenté son visiteur) ne me paraissait pas nécessaire. Elle se tourna alors vers celui-ci et lui dit : « Mon petit Drieu (c'était Drieu La Rochelle), soyez assez gentil pour passer dans la pièce à côté. »
Nous nous assîmes alors près d'une petite table, sur laquelle Mme de Portes posa la note qu'elle m'avait dit tenir de Paul Reynaud et qu'elle laissa sous mes yeux tant que dura l'entretien. Je ne connaissais pas l'écriture du président du Conseil. Je ne puis donc affirmer que la note était bien de sa main, mais c'était sans aucun doute une écriture masculine. Quelques mois plus tard je pus avoir un modèle de l'écriture de M. Paul Reynaud et je suis à peu près certain que c'était bien la même. La note comportait plusieurs questions.
La première était d'une ahurissante absurdité. Elle était à peu près libellée comme suit : « Il a été dit que l'armée allemande avait mauvais moral. Pensez-vous que ce mauvais moral soit susceptible de l'empêcher de poursuivre sa marche sur Paris ? » Je dus expliquer à Mme de Portes, qui semblait très déçue par ma réponse, que le « mauvais moral » de l'armée allemande, s'il avait existé en effet avant la guerre, n'existait plus maintenant, après les victoires sur les Polonais et sur nous, et qu'il n'y avait d'ailleurs pas d'exemple dans l'histoire militaire d'une armée victorieuse arrêtée par un « mauvais moral ».,
Suivaient deux ou trois questions sans grand intérêt que j'ai oubliées ( 1 ). Enfin venait la dernière, certainement celle qui avait motivé ma convocation : « Au cas où une demande d'armistice s'avérerait nécessaire, pensez-vous que cette demande aurait des chances d'être agréée par les Allemands si elle était formulée par M. Paul Reynaud ? Dans la négative, quelle serait, d'après vous, la personnalité qui aurait le plus de chances d'être écoutée et d'obtenir les meilleures conditions ? »
Je répondis que, si nous avions le malheur d'en arriver là, je pensais que les exigences d'Hitler ne dépendraient guère de la personnalité qui serait au pouvoir en France. Mme de Portes insistant pour que je lui donne un avis plus net, je finis par lui dire que peut-être M. Paul Reynaud, considéré par les Allemands comme très inféodé aux Anglais, serait moins bien vu par eux que certaines autres personnalités et notamment qu'un grand chef militaire. Mme de Portes sembla assez décontenancée par cette réponse et c'est là-dessus que se termina l'entretien.
Je me suis souvent demandé depuis ce qu'il y avait derrière cette étrange convocation et surtout derrière la dernière question. Etait-ce une initiative de Mme de Portes (qui, on le sait, était très favorable à une demande d'armistice) prise à l'insu de M. Paul Reynaud ? Le caractère saugrenu de la première question milite en faveur de cette hypothèse car il est difficile de croire qu'elle émanait du président du Conseil.
Ou celui-ci, envisageant dès alors une demande d'armistice, avait-il voulu me faire interroger à ce sujet sans que je puisse être sûr que la question posée venait vraiment de lui ? Le fait que ma convocation émanait du cabinet du président du Conseil et l'écriture de la note mise sous mes yeux me font pencher vers cette dernière hypothèse. Elle m'apparaît maintenant d'autant plus vraisemblable qu'étant commandant en chef en Indochine, je devais apprendre à connaître M. Paul Reynaud et constater à quel point il était du modèle « faux dur ».
C'est pourquoi je pense que, dès le 8 ou le 9 juin 1940, il a envisagé de demander lui-même l'armistice et que sa prétendue résolution de continuer la guerre « envers et contre tout » n'était à cette date déjà pas sans failles.
1. L'une d'elles était : « Pensez-vous que le manque d'essence puisse arrêter les Allemands ? » (Illusion très répandue dans les milieux économiques franco-anglais). Je répondis par la négative. |