"J'ai bon, ou pas ?" demandez-vous. Très franchement, je ne sais si vous le réalisez, mais vos certitudes n'en sont pas : votre entier exposé demeure de la pure et nette spéculation. Pas une preuve ne vient l'étayer.
L'enquête des historiens Manvell et Fraenkel a suscité la panique au War Office ? Ceci expliquerait pourquoi nos conjurés commettent l'erreur de... laisser les témoins de l'affaire s'exprimer - la panique rend idiot, en effet.
En fait, la seule inquiétude de ces braves militaires semble avoir consisté en cette révélation du capitaine Selvester : les Britanniques auraient réfléchi à l'éventualité de faire absorber des drogues à Himmler, de manière à lui faire perdre conscience et permettre une fouille sans risque de la bouche (procédé au demeurant inefficace, comme l'admet Selvester, du fait de la lenteur de l'endormissement). Ce point du témoignage est censuré, et il est bien le seul - sans doute parce que ces mêmes militaires tiennent à montrer que l'armée de Sa Majesté respecte la convention de Genève et les droits des détenus.
Or donc, ce détail est méchamment censuré, ce qui prouve que face à un point gênant, l'administration ne fait ni dans le subtil, ni dans le doigté. Une telle réaction est si bassement classique qu'elle en devient cliché. Et détonne un peu avec le comportement limite byzantin que lui prête, en la circonstance, M. Delpla.
Ce dernier n'en demeure pas moins accroché à sa théorie selon laquelle le colonel Murphy aurait sous les yeux le témoignage du capitaine Selvester, et s'efforcerait de le corriger. Pourquoi pas, après tout ? Quoique j'ai quelque raison de penser que le colonel Murphy soit davantage soucieux de corriger les anciens compte-rendus du suicide tels qu'on pouvait les lire dans les précédents ouvrages parus sur Himmler ou la chute de l'empire nazi. N'a-t-il pas alerté l'historien Hugh Trevor-Roper sur les erreurs qu'il reproche à ce dernier ?
Mais enfin, admettons. Admettons que le colonel Murphy n'ait pas effectué personnellement de fouille au camp de Selvester, du moins que ce dernier l'ait devancé. Admettons également qu'il ait le témoignage de ce dernier sous les yeux. M. Delpla en déduit que le colonel Murphy joue le rôle de correcteur, de "censeur subtil" dirais-je presque, puisqu'il chercherait à noyer le poisson et à mettre en doute la parole de Selvester pour mieux faire avaler la "version officielle du suicide".
C'est aller un peu vite. En ce qui me concerne, le colonel Murphy paraît être quelqu'un soucieux de sa personne (voir le témoignage de Wells, et d'ailleurs le ton de son courrier aux historiens britanniques), et de la place qu'il laissera dans l'Histoire. Or, il a manqué son rendez-vous avec cette dernière, puisqu'il n'a pu empêcher le suicide de Himmler, la plus belle prise nazie des Britanniques. Si déformations il y a (et elles ne paraissent guère avérées), elles peuvent fort bien résulter de sa propre vanité, et pas d'un ordre venu d'en haut.
Hypothèses, certes, que ces phrases que j'énonce, mais d'une part M. Delpla en fait autant, et sur des bases éminemment fragiles, d'autre part les miennes me paraissent un poil plus crédibles.
La théorie delplaïque du meurtre par suicide assisté ne repose en effet sur rien. Himmler a été placé sous la surveillance des Britanniques au camp 031 du capitaine Selvester. Quel que soit le témoignage que l'on accepte, il demeure qu'il y a été isolé et fouillé - sauf sa bouche. Bref, personne n'a pu lui remettre une quelconque capsule.
Sur le trajet vers Lüneburg, Himmler est entouré d'officiers du renseignements. Le convoi se compose de deux voitures. Il aurait été rigoureusement impossible à un agent secret britannique ou, plus encore, à un admirateur nazi, de lui remettre la capsule. A moins de considérer que les membres du convoi étaient complices de l'opération. Mais même M. Delpla, me semble-t-il, ne va pas jusque là. Et quand bien même irait-il jusque là qu'il lui faudrait démontrer que l'assassin britannique soit suffisamment stupide pour se contenter de remettre une capsule de poison à Himmler et laisser le destin faire. Quand on reçoit un ordre de mise à mort, on l'exécute, point barre.
Reste Lüneburg. Là encore, les Britanniques ne le perdent pas de vue. Il est isolé, surveillé par un sergent-major, puis à nouveau fouillé. Plusieurs témoins attestent de la réalité du suicide.
En d'autres termes, cette chronologie exclut catégoriquement toute intervention d'un tiers (laquelle, au demeurant, n'était étayée que par de vulgaires faux). |