Jacques Baynac, obsédé par l'idée de prouver l'existence - fantaisiste - d'un terrible rapport de force entre Jean Moulin et De Gaulle, notamment en ce qui concerne l'unification et la centralisation de la Résistance intérieure en 1943, a besoin de passer sous silence plusieurs éléments de nature à gêner sa thèse. Le fait a déjà été prouvé sur ce forum, s'agissant des circonstances de l'arrestation de Moulin, mais ne saurait évidemment se limiter à cette tragédie. L'ensemble du livre relève de l'ineptie historique.
Le dimanche 14 février 1943, Jean Moulin débarque à Londres en compagnie du général Delestraint (il en repartira le 19 mars). Objet : informer le Général de la situation en France, attendre de nouvelles instructions, et s'entretenir avec De Gaulle en vue de définir la politique à suivre s'agissant de l'unification des mouvements. Le contexte est inquiétant, au vu de la montée en puissance du général Giraud, chouchou des Américains, en Afrique du Nord. De Gaulle doit pouvoir compter sur la Résistance intérieure, et dispose d'un appui aussi loyal que non négligeable en la personne de Moulin. Ensemble, les deux hommes entreprendront de faire contrepoids à Giraud.
En la matière, Moulin n'a eu de cesse de soutenir De Gaulle. De Giraud il ne saurait être question. De Gaulle s'estime en demeure de remercier Moulin pour sa fidélité. De fait, le 14 février, le jour même de l'arrivée de Moulin à Londres, il le décore personnellement de l'ordre de la Libération.
La cérémonie en dit long sur l'estime que porte De Gaulle à son émissaire. Se déroulant au domicile du Général à Hampstead, elle ne réunit qu'un nombre réduit d'invités - mais pas des moindres : outre De Gaulle et Moulin, se trouvent présents le colonel Passy, le général Delestraint, André Philip, André Manuel, et Pierre Billotte, fameux hiérarques de la France libre. Le témoignage de Passy, qui n'appréciait pas Moulin, n'en acquiert qu'une plus grande résonnance : "Mais ce caractère d'intimité rendit cette remise de décoration encore plus impressionnante et, après plus de cinq ans, j'en revois les détails avec une étonnante précision. Je revois Moulin, blême, saisi par l'émotion qui nous étreignait tous, se tenant à quelques pas devant le Général, et celui-ci disant, presque à voix basse : "Mettez-vous au garde à vous", puis, poursuivant en détachant les membres de phrase et en les scandant à sa manière personnelle que chacun connaît aujourd'hui : "Caporal Mercier [pseudonyme de Jean Moulin], nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la Libération de la France, dans l'Honneur et par la Victoire." Et, pendant que de Gaulle lui donnait l'accolade, une larme lourde de reconnaissance, de fierté et de farouche volonté coulait doucement le long de la joue pâle de notre camarade Moulin. Comme il avait la tête levée vers celle du Général, nous pouvions voir encore, au travers de sa gorge, les traces du coup de rasoir qu'il s'était donné en 1940, pour éviter de céder sous les tortures de l'ennemi." (colonel Passy, Missions secrètes en France, Plon, 1951, p. 62)
Cet épisode, répétons-le, est extrêmement significatif de la nature des relations qu'entretenaient Moulin et De Gaulle, toutes d'estime réciproque, de respect mutuel, et d'alliance contre l'adversité. Le fait est si symbolique qu'il a été repris dans le téléfilm que TF1 a consacré à Jean Moulin (sur fond de musique signée Hans Zimmer et initialement réservée au film La ligne rouge, comme l'aura immédiatement observé tout BOphile qui se respecte).
Le déroulement même du cérémonial exclut toute idée de rivalité entre ces deux puissantes personnalités de notre Histoire. En ce sens, l'anecdote suffit à elle seule à pulvériser les assertions passablement embrouillées que Jacques Baynac distille à l'encontre de ces deux individus, pour faire de De Gaulle un pantin dans les mains de Jean Moulin, soucieux de mettre l'"apprenti-dictateur" au pied du mur pour mieux écraser Giraud - quitte à envisager de rallier ce dernier dans les mois qui vont suivre...
Or donc, comment donc Jacques Baynac résout-il ce mortel paradoxe ? Comment conciliera-t-il cette remise de décoration avec son tableau d'ensemble ? Très simple. Il procèdera ainsi : "Arrivé le dimanche [14 février], logé dans un appartement de Pall Mall, la rue des fameux clubs de l'élite britannique, Moulin attaque dès le mardi. Le 16 février, lors d'un entretien informel avec Piquet-Wicks, de SOE/RF, ..." (Présumé Jean Moulin, Grasset, 2007, p. 554)
Et s'agissant de Delestraint, Jacques Baynac précise : "Ce même dimanche [14 février], de Gaulle passe le chercher pour l'amener à son bureau, puis chez lui, à la maison d'Hampstead, où Mme de Gaulle reçoit." (op. cit., p. 561)
Cet épisode si lourdement chargé de symbole est ainsi purement et simplement passé sous silence. Jacques Baynac "oublie" de mentionner que, non, Delestraint ne s'est pas rendu au domicile privé du Général parce que Madame De Gaulle recevait, et aggrave cet "oubli" en "omettant" le fait qu'il était accompagné de Moulin, lequel était l'invité le plus important du chef de la France libre. Et pour cause, il tenait à l'adouber.
Au vu de la médiatisation de l'événement, il est absolument exclu que cet "oubli" de Jacques Baynac en soit un. Cette petite manipulation - à défaut de bourde tout aussi inexcusable - prouve une fois de plus, et si besoin était, que l'ouvrage de Jacques Baynac n'est absolument pas fiable et ne saurait être recevable. |