Suite et fin:
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Le défilé est pittoresque. Des taxis de Paris. Des voitures de pompiers. Des morts qu'on transporte. Un asile d'aliénés, (Oh, non, on ne les a pas oubliés; la France aime ses fous, les multiplie par l'alcool, les engraisse aux frais du contribuable, c'est la seule courbe qui monte dans les statistiques de notre population.) Il y a même des fantômes: "le vieil âne efflanqué, à la lippe pendante, qui, presque aveugle, regrette sa tiède écurie; l'antique voiturette dont les cylindres poussifs et la carrosserie disjointe sommeillent depuis des années sous le hangar; le tricycle rouillé, la bicyclette aux roues voilées; tous ces vieux serviteurs que l'homme oublie, tant que la fortune lui sourit, dans une cour ou un grenier, ont repris du service pour emporter les chères reliques du souvenir". Il y a une vie collective de la caravane (échanges, conversations pendant les haltes) et une vie plus réduite, grouillante, dans l'obscurité des camions. On lit sur les bâches: Rouen, Reims, Versailles, Valenciennes. Les villes se mêlent sur les routes, se regroupent au hasard des arrêts.
Les gens du Limousin ou du Poitou, qui ont déjà vu passer les Lorrains en septembre, les Belges en mai et le premier flot des Parisiens, y ont usé leur pitié. Ils opposent maintenant aux arrivants des visages fermés. Ces affamés qui demandent toujours la même chose, toujours ce qui manque - du pain, de l'essence - finissent par les exaspérer. Ils leur répondent sans ouvrir la bouche, avec des pancartes décourageantes. Mais ils continuent, fascinés, à regarder le film permanent de la route. Vingt fois, la même scène recommence. Un convoi de réfugiés débouche, avec ses voitures à la remorque, accrochées par le malheur, le manque d'essence. D'une voix exaspérée par la fatigue, le chef de la colonne réclame des lits. Du monument aux morts, où s'est massé le Conseil municipal, le maire répond qu'il n'y en a pas. La querelle monte vite. Les réfugiés appellent sur le village la famine, les bombes, toutes les calamités dont ils semblent propriétaires. Le Conseil se vante de ce qu'il a déjà fait et flétrit l'ingratitude humaine. Enfin le convoi s'éloigne, dans un grand bruit de moteurs, tandis que les villageois restent immobiles, les yeux déjà fixés vers le Nord, guettant la prochaine escarmouche. De jour en jour, la route change d'aspect. C'est d'abord un grand fleuve qui se partage en vingt bras dans les campagnes, et de temps à autre s'étrangle dans une ville. De sa force lente, il broie les impatients qui cherchent à doubler, les fous qui voudraient remonter vers la source... Mais des autos abandonnées s'accumulent, de plus en plus nombreuses, sur le bord de la route: l'essence commence à manquer. De temps à autre, spasmodiquement, une pompe vomit un jet. On s'en avise de loin, en apercevant un attroupement. Les conducteurs, poussiéreux, mal rasés, tenant à la main bidon et entonnoir, se pressent autour du réservoir et le regardent avidement avec l'expression de la soif. L'essence, c'est la liberté, le moyen d'échapper aux nazis, la certitude de rester Français; c'est quelque chose de plus précieux que le pain. On le pense d'abord, puis on le sent: on souffre dans sa machine plus que dans son corps... Certains s'arrêtent volontairement. A fuir ainsi, repoussé de partout, on finit par regretter d'être parti. Quand on trouve enfin une chambre, un matelas, on s'y cramponne. C'est une petite patrie, que cette fois on ne quittera plus. Mais l'ennemi avance toujours. On sent derrière soi le souflle chaud de la Bête qui se rapproche. N'est-ce pas absurde de tomber ainsi, sur la route, en son pouvoir ? Si l'on devait se lasser de fuir, mieux valait rester chez soi. D'ailleurs, les gens du crû, qui ne connaissent pas, encore dans leur chair les souffrances de l'exil, se mettent en branle. On finit par les suivre. C'est comme un devoir auquel nul n'ose se soustraire. Ou peut-être dans les catastrophes craint-on surtout l'isolement. Malgré les souffrances, cette grande communion humaine des routes est un cordial dont on ne sait plus se passer.
Le 16, pour la première fois, le flot des fuyards rencontre un flot inverse. C'est l'armée de Flandre, devenue armée de la Loire. Par un détour inespéré, d'Angleterre et de Bretagne, les rescapés de Dunkerque ont retrouvé la patrie, le front. Mais ils ont perdu leur matériel - et leur foi. A leurs yeux, l'épreuve est faite: la primauté allemande est certaine; qu'on la consacre donc au plus tôt par un armistice! A les voir ainsi déguenillés, désarmés, sans espoir , pas si différents d'eux-mêmes, les réfugiés sentent. s'élargir encore leur détresse... Autre signe: au début de la retraite, les camions militaires montraient encore sur leurs flancs la vieille formule : "On les aura." On y lit maintenant l'inscription mélancolique de retraites successives: Belgique, Ardennes, Seine-et-Oise, Maine-et-Loire... Il n'y a plus que la place d'un autre nom.
Encore un tour de cadran: les autos ont disparu. Les chauffeurs continuent à bicyclette, ou bien, de leur volant, conduisent un cheval. L'horloge de la civilisation tourne à rebours... Enfin, le 19, l'exode est brusquement interrompu par une décision gouvernementale. Chacun doit rester là où il est: « La place d'un grand peuple, dit une voix officielle, n'est pas sur les routes.» On s'en avise un peu tard. Voilà plus d'un mois que les réfugiés gênent l'armée, gaspillent l'essence, compliquent le ravitaillement. Dès le début, quelques esprits sensés ont déclaré qu'il fallait les empêcher de nuire ainsi à l'État et à eux-mêmes. Cette opinion a fait scandale. Quoi, livrer ces malheureux sans défense à l'ennemi ? Le pays succombait à la propagande. On fuyait devant le croquemitaine fabriqué par Giraudoux et "Paris-Soir". Et maintenant, après avoir traversé dix départements au péril de sa vie, le réfugié entend aux carrefours la Radio qui proclame: "Ces Allemands ne sont pas si méchants, ils ne vous feront rien. Restez donc tranquilles." Le Ministère de l'Information abandonne ses victimes à mi-chemin.
On peut bien arrêter les autos, on n'arrête pas en un jour une panique. Elle continue à pied. Les routes désormais silencieuses restent couvertes de fuyards: mobilisables qui craignent d'être faits prisonniers; soldats qui regagnent leurs foyers; travailleurs polonais ou espagnols libérés par l'Armement. Tout cela titube, plie sous le faix des sacs, des musettes, des valises, s'effondre de fatigue dans les fossés. Les soldats ne sont plus groupés par unités, ni par arme. Ils se choisissent selon leurs affinités, ou plutôt, selon leur degré de fatigue: marchent ensemble ceux qui peuvent soutenir le même rythme. Chéchias, calots et casques font d'étranges bouquets. De temps à autre une rumeur de panique hâte le cortège: "Les Fritz arrivent!" Ce cri est poussé par des agitateurs professionnels, pressés de renverser les dernières assises d'une société qui s'effondre: On croit entendre: "Le Grand Pan est mort".
La guerre est maintenant présente à toute la France. Dans le Sud-Ouest, après le 15 juin, il n'y a plus un village dont la population ne soit doublée. Dès l'aube, le bruit des moteurs se mêle au chant des coqs, au cri des jars, et l'odeur de l'essence à celle des roses, du fumier. Même en temps de paix, il n'y aurait pas à manger pour tout ce monde. Le citadin réfugié s'étonne de découvrir que la viande, les légumes n'existent que dans les villes. S'il peut encore rouler, il va faire une razzia: au chef-lieu de canton et ramène sur les coussins de sa voiture un chargement de carottes et de petits pois. Il est devenu ce mendiant en auto dont la description le faisait rire dans les reportages d'outre-Atlantique.
Dans les jardins de Loire on n'écoute plus le ronron des guêpes sous les tonnelles en fleurs. mais le sinistre bourdonnement. des avions ennemis. Quand ils frôlent les toits, un hurlement de terreur parcourt la grand'rue. Les réfugiés crient leurs souvenirs; le village les revit avec eux. Si des soldats y cantonnent, on ne tarde guère à entendre le tac-tac de la mitrailleuse. Les fermiers des hameaux s'étonnent de sentir trembler leurs maisons. Dans leurs lentes cervelles l'événement pénètre d'abord selon des chemins familiers: "J'ai cru que c'était le chat qui grattait à la porte", dit une vieille... On voit, le matin, des avions volant très haut, l'air serein, détaché: ils vont reconnaître une ville voisine. Cette ombre dans le ciel suffit à changer l'aspect de la terre: les routes se vident, les autos se cachent sous les arbres, les piétons se dispersent dans les champs. Ce passage annonce la mort aux habitants du chef-lieu. Le soir, en effet, sans même qu'une alerte ait été donnée, des bombes pleuvent sur la gare ou sur le port et parfois, dans un bruit de douche intermittente, des balles de mitrailleuses trouent les fenêtres au-dessus des familles aplaties. Quand les avions ont disparu, le drame n'est pas fini. Des chevaux affolés renversent des passants. Des incendies s'étalent, rouge brique, avec de sourds ronflements, coupés par l'effondrement d'un toit. Un train de munitions saute, par explosions espacées. La détonation des obus ressemble à la chute d'une bombe et celle des cartouches au déclenchement d'une mitrailleuse. Chaque fois, on imagine un nouveau raid, on court vers les abris. Toute la nuit, la ville restera hantée. En Touraine, la nature a préparé des abris dans le roc. Les alertés se conservent au frais, sous des gouttes suintantes, comme de bonnes bouteilles. Des crâneurs s'avancent jusqu'au bord de la grotte, cherchant à satisfaire ensemble leur crainte et leur curiosité. Dans le fond, des ombres glissent, des visages sont bizarrement éclairés par le rayon ascendant des lampes électriques. Des mères qui croient avoir perdu leurs petits et les appellent provoquent des "Chut" indignés. On veut entendre la catastrophe à laquelle on se dérobe; on entoure respectueusement ces amateurs qui se vantent de reconnaître les moteurs au son. Mais le silence ne se fait jamais, car des raisonneurs obstinés profitent de l'occasion pour refaire le monde à leur idée. "Ah, si Blum... - Je te dis que seule la monarchie..."
Pendant la semaine de la Saint-Jean, Le Mans, Rennes, Nantes, Tours, Bordeaux subissent de violents bombardements. On a pourtant déclaré "ouvertes" les villes de plus de vingt mille habitants, mais on a oublié d'en retirer les troupes. Poitiers est touché le 19, dans l'après-midi, à l'heure même où la radio diffuse dans les cafés une déclaration de Pomaret: "Écoutez-moi bien: je vous affirme que vous être en sécurité."
Un peu partout, de formidables destructions s'opèrent: dépôts d'essence incendiés, parcs de camions transformés en amas de ferraille, ponts qui sautent, alors que dans huit jours il faudra les reconstruire, à nos frais. Les autorités civiles commencent à s'insurger. Elles savent déjà que l'armistice va être signé, que les Allemands ne tiennent plus à détruire des villes, des moissons qu'ils garderont peut-être. Par contre, la rigidité des consignes militaires est un danger permanent. Pendant ces derniers jours, la lutte principale n'est donc plus entre l'armée et l'ennemi, mais entre les municipalités et les états-majors. La résistance civile sauve les ponts de Lyon, écarte de la troisième cité de France le péril des représailles. A Châteauroux, cette lutte prend une figure pittoresque. La ville se couvre spontanément de drapeaux blancs, de draps de lit, de torchons, présentant ainsi aux aviateurs ennemis un paysage de neige. L'autorité militaire invite les pompiers à rendre aux toits leurs couleurs naturelles. Dans l'intervalle, un bombardement a été évité. En Provence, la panique même est ingénieuse. Marseille est surprise par un raid italien le soir. à l'heure du "persil". La foule se couche dans les rues. Elle dit ainsi aux bombardiers: "voyez, quel massacre! C'est fait. Vous pouvez vous en aller." Pourquoi s'obstine-t-on dans cette vaine résistance ? Elle accroît la misère du lendemain. Elle ne relève pas. elle ternit plutôt la gloire de notre armée. Celle-ci recule maintenant sans ordre, en quatre tronçons séparés. La confusion est à son comble. Ici, l'Intendance est devenue avant-garde; les troupes vont chercher leur ravitaillement en avant, vers les Allemands. Là, des autos militaires françaises croisent des autos allemandes. Ailleurs, des officiers quittent leurs soldats pour aller chercher leur famille. Des prisonniers d'une heure s'échappent, mais ne rejoignent pas leur corps. La guerre se fragmente en anecdotes individuelles, l'héroïsme tombe au niveau du débrouillage. Trente départements sont condamnés au spectacle de la déroute française, de la force allemande. La Wehrmacht peut y étendre ses réquisitions.
Le généralissime n'a pas souhaité cette lutte sans objet, "pour l'honneur du drapeau". Mais il est obligé de la poursuivre pour laisser au gouvernement le temps de reconnaître les faits. Peut-être aussi, pour parfaire l'éducation de la nation. Si l'armistice avait été demandé à temps - le 7 juin - il y aurait eu des millions d'imbéciles pour parler de trahison, de coup de poignard dans le dos, de sabotage de la victoire. Pour n'être pas taxés d'antipatriotisme, il faut que les hommes d'État descendent au niveau de la populace, qu'ils lui fassent éprouver inutilement, dans sa chair, des épreuves dont ils ont déjà mesuré l'étendue dans; leurs esprits. Ces quinze jours de souffrance inutile préparent la France à son destin. En courant les routes, des millions de déracinés prennent conscience du lien profond qui les attache à leur sol, à leur travail. Les idéologies politiques, les philies et les phobies qu'on a voulu leur faire porter tombent d'eux comme des parasites coupés de la sève nourricière. Ils possèdent des trésors plus précieux, dont la conservation est liée à l'arrêt du combat. La paix, l'ordre, telle est la grande aspiration qui surgit du peuple des routes. L'affreux exode a posé le fondement moral de l'armistice.
*********** fin.
Bien cordialement,
Francis. |