Je sais gré à M. François Delpla, auteur de nombreux livres sur la Seconde guerre mondiale et la France de Vichy, d'avoir écrit la première recension de mon étude
Darlan – La collaboration à tout prix, préface de Georges-Henri Soutou, CNRS Editions, 2015, recension parue le 10 février dernier sur le site
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Livres de guerre comme je viens de le constater. Le texte de M. Delpla globalement positif – parfois même très positif – invite à la découverte de l'ouvrage, et je m'en réjouis. Mais plusieurs erreurs m'ont amené à réagir. Le texte qui suit critique ainsi le point le plus sensible de la recension de M. Delpla. Le lecteur intéressé consultera
ici l'ensemble du texte publié en droit de réponse sur
La Cliothèque; pour une recension plus courte, mais équilibrée et exempte d'erreurs, on consultera
ici le lien du
Figaro littéraire du 26 février.
François Delpla relève en effet une "absence préjudiciable" à mon travail, à savoir "l'analyse du jeu allemand". La question étant située au cœur de l'ouvrage, la critique est d'une portée immense, et elle appelle une réponse étoffée. Concédant qu'Hitler et Abetz figurent dans les "gros bataillons de l'index", F. Delpla écrit encore que la "subordination de l'ambassadeur au dictateur est insuffisamment affirmée". Cette double appréciation m'apparaît malvenue, tant l'étude décrit le machiavélisme avec lequel Hitler a instrumentalisé la ligne de Montoire au lendemain de la fatidique entrevue, comme (entre autres) l'amiral Auphan, les généraux de la Laurencie et Doyen, les diplomates Charles-Roux et Rochat le dénoncèrent sans ambages (
Darlan – La collaboration..., p. 79, 96-7, 181, 279, 299-300). Darlan, pour sa part, croira jusqu'au bout au succès de sa politique de rapprochement, ce qui ne le privera pas de se plaindre littéralement du matin au soir du Führer dont il guettait un changement d'attitude (ibid., p. 135-6, 166-70, 178, 187, 197, 200-3, 208, 213-5, 244-5). Plus sévère, Benoist-Méchin blâmera Hitler de n'avoir "rien compris" à la situation (ibid., p. 230).
Et s'il n'y avait que les Français pour observer le jeu joué à Berlin ! Du côté allemand, la subordination d'Abetz à Hitler est pointée à de très nombreuses reprises à partir des journées de Montoire dont l'ambassadeur, furieux, dénonce le sabotage (ibid., p. 80). Ainsi Abetz plaide-t-il sans succès la cause de Darlan en avril 1941 (ibid., p. 118), dans le cadre de l'affaire de Syrie (ibid., p. 123), après l'offre du 14 juillet (ibid., p. 185-6), durant les semaines précédant le renvoi de Weygand (ibid., p. 189-91), et encore au lendemain de l'entretien de Saint-Florentin (ibid., p. 197). Le jugement de F. Delpla selon lequel la liste des séjours d'Abetz en Allemagne n'est "guère exploitée" laisse pantois : sur les quinze venues d'Abetz à Berlin et au Berghof relevées par Barbara Lambauer (
Otto Abetz et les Français ou l’envers de la collaboration, Fayard, 2001, p. 832) au temps de la vice-présidence du Conseil de l'amiral, huit, soit plus de la moitié, sont mises en évidence en lien direct avec mon propos (
Darlan – La collaboration..., p. 117, 120, 135, 143, 172, 207-8, 212). Manifeste vis-à-vis d'Hitler, l'impuissance de l'ambassadeur est patente également à l'égard de son ministre Ribbentrop présent plus de 50 fois dans l'index (ibid., p. 157-8, 170, 177, 182-3, 185, 238). Abetz, par ailleurs, était sans autorité aucune sur le ministre Hemmen (en poste à Wiesbaden) et sur la question récurrente de la réduction des frais d'occupation (ibid., p. 124-5, 135, 139, 143, 157) qui joua un rôle de premier plan dans le raidissement de Darlan à l'égard de Berlin. Comment, dans ces conditions, s'étonner que l'ambassadeur ait critiqué le jeu d'Hitler, notamment à la veille des négociations des Protocoles de Paris et dans les journées précédant l'offre de juillet (ibid., p. 136, 169-70), puis accablé la politique de son Führer dans son essence (ibid., p. 197, 217, 223, 227-8, 264). Et s'il n'avait d'autre choix que de suivre ses instructions, l'Allemand, dont la francophilie était de façade (ibid., p. 137), a fait preuve de duplicité (ibid., p. 123, 126, 162), particulièrement vis-à-vis de Darlan qu'il est parvenu à manipuler (ibid., p. 140, 166, 190-4, 224), sur la question juive (ibid., p. 106), et encore lors de l'offre "fantôme" de janvier 1942 (ibid., p. 207-12). Enfin faut-il souligner ses initiatives d'importance prises lors de la signature du protocole politique de Paris qui lui sera reprochée (ibid., p. 139, 348, note 100), au lendemain de l'invasion de l'URSS (ibid., p. 164) et en ne transmettant pas à sa hiérarchie l'ensemble des documents constituant l'offre d'alliance faite par Vichy le 14 juillet 1941 (ibid., p. 173).
Venons-en à Hitler qui, dixit F. Delpla, ferait figure dans l'étude "d'oracle aux propos ambigus". Sans doute F. Delpla avait-il en tête, en posant la formule, le cadre général selon lequel le goût du secret et la personnalité manipulatrice d'Hitler imprégnaient l'appareil gouvernemental nazi. Le dictateur, comme cela a été établi, jugeait plus productif de mettre ses services en position de rivalité. A charge pour ses agents, à partir de directives et d'orientations générales, de deviner comment œuvrer au mieux "dans la direction du Führer" (Kershaw, Ian,
Hitler, Flammarion, 2000, I, p. 408-9, 490-8, 753-4). Mais ce mode de fonctionnement ne privait pas Hitler d'avoir une vision claire de l'avenir qu'il réservait à l'ancien ennemi de 14-18. Ainsi expose-t-il à ses généraux, quelques jours après Montoire, son intention d'instrumentaliser la France vaincue dans le cadre de la poursuite de la guerre contre l'Angleterre (
Darlan – La collaboration..., p. 88). Il le répètera à Mussolini qu'il s'agissait de "rassurer" après Montoire et la visite de Darlan au Berghof (ibid., p. 49, 88, 127-8, 144). A-t-il ensuite hésité à se rapprocher de la France, ou du moins adopté une position ambiguë à son égard ? C'est ce que suggère Barbara Lambauer (op. cit., p. 450) après l'analyse de l'offre de janvier 1942, à l'inverse de mes propres conclusions (
Darlan – La collaboration..., p. 209-10, 212). L'analyse du jeu allemand, contrairement à ce qu'écrit F. Delpla, est explicitée à plusieurs reprises de la manière la plus nette qui soit : "aucune offre [de collaboration ou d'alliance] n’aurait trouvé grâce aux yeux d'Hitler" dont la langue, témoigne Abetz, lui "fourchait chaque fois qu’il prononçait le mot honni de collaboration" (ibid., p. 228). En d'autres termes, Hitler n'a pas tenu de propos ambigus en ce sens, selon la critique de F. Delpla, que son dessein véritable vis-à-vis de la France serait malaisé à déchiffrer aujourd'hui. En revanche, en bon manipulateur épaulé par Ribbentrop, il a élaboré une politique ambiguë, car marquée d'une "équivoque" quant à la réalité de la collaboration. Ainsi Pétain rapporta-t-il aux Français de retour de Montoire (ibid., p. 78-9) qu'il entrait "dans l’honneur [...] dans la voie de la collaboration" dont les modalités restaient à fixer. Et l'équivoque sera progressivement étendue au domaine militaire lors des entretiens Hitler-Darlan de Beauvais, le 24 décembre 1940, et de Berchtesgaden, les 11-12 mai 1941, avec Ribbentrop. Analysée en détail par le diplomate Rochat qui assistait Darlan à Vichy, cette équivoque, dont Darlan, Pétain et Laval furent le jouet funeste, est détaillée dans l'étude (ibid., p. 79, 126-8, 332, note 14). Elle s'appuie sur les conclusions de travaux antérieurs faisant la part belle aux archives allemandes et revenant régulièrement dans mon travail, tel Eberhard Jäckel qui évoque la stratégie de "duperie" d'Hitler (
La France dans l’Europe d’Hitler, Fayard, 1968, p. 161), Robert Paxton qui décrit Hitler allant à Montoire "bien décidé à cacher aux Français le sombre avenir qui les attend" (
La France de Vichy 1940-1944, Seuil, édition 1997, p. 116) et Philippe Burrin (cité par F. Delpla) dont je rapporte la superbe formule qui résume le double jeu allemand : manipulation d'Abetz, qui "visait la satellisation et non le partenariat", et manipulation d'Hitler, qui "parlait satellisation à Abetz, mais pensait écrasement" (
La France à l'heure allemande, Seuil, coll. Points Histoire, 1997, p. 103-4. Cf.
Darlan – La collaboration..., p. 232, 234). Les conclusions de ces travaux (essentiels pour comprendre le jeu allemand) reprises dans mon étude sont de plus enrichies d'archives inédites ou restées inexploitées. Le "domaine utopique de la collaboration" qui nourrissait les rêves chimériques d'Abetz, c'est avec cynisme que Ribbentrop l'exposa à Ciano; et l'Allemand alla jusqu'à donner ce qui s'apparente à de véritables instructions à son homologue italien en préparation de la rencontre Ciano-Darlan du 10 décembre 1941 (ibid., p. 204, 228, 238). Le journal de Goebbels rend également compte du machiavélisme d'Hitler et du "mirage" de la collaboration (ibid., p. 232-3). Qu'il s'adresse au général Juin à Berlin, ou à Pétain et Darlan lors de l'entrevue de Saint-Florentin en décembre 1941, Göring étale un cynisme impressionnant (ibid., p. 198-9).
Il m'a semblé encore que l'analyse du jeu allemand passait également par l'exposition de l'opinion des détracteurs d'Hitler. Car si Ribbentrop, Goebbles et Göring parlaient la voix de leur maître, une autre part de l'élite du Reich pensait différemment, quoique forcée elle aussi, comme Abetz, de taire son jugement sur la politique du Führer. Que l'on cherche dans les rangs des diplomates, c'est-à-dire Abetz, mais aussi son adjoint Rahn (ibid., p. 229, 231-2) ou les ambassadeurs Ritter et von Papen (ibid., p. 231, 363, note 80); que l'on se tourne vers les militaires, les généraux Vogl et Westphal, en poste à Wiesbaden à la Commission d'armistice (ibid., p. 169, 231, 363-4, note 82), Heusinger, de l'OKH (ibid., p. 363, note 78), Jodl, de l'OKW (ibid., p. 170), le maréchal Keitel, à la tête de l'OKW, (ibid., p. 170, 231), tous ces hommes critiquent avec plus ou moins de retenue les choix d'Hitler. La palme de la sévérité revient au général Warlimont, adjoint de Jodl et négociateur face à Darlan des conférences militaires de Paris (nov.-déc. 1940) et, en mai 1941, des protocoles de Paris (ibid., p. 231), qui pointait la "duplicité politique" d'Hitler vis-à-vis de la France.
Une attention particulière, marine oblige, a encore été portée au rôle du grand-amiral Raeder et de la SKL (état-major de la Kriegsmarine) par l'auteur de ces lignes (Costagliola, Bernard,
La Marine de Vichy – Blocus et collaboration, préface de Robert O. Paxton, réédition CNRS Editions, coll. Biblis, 2014, p. 285-99), par exemple sur la question de l'éventuelle venue du cuirassé
Bismarck à Dakar. L'étude sur Darlan, va sans dire, reprend les conclusions de ce travail en y ajoutant des archives allemandes alors ignorées. En bref, la stratégie de rapprochement avec la France prônée par le grand-amiral Raeder tomba dans l'oreille d'un sourd, alors même qu'il évoquait à mots couverts la défaite du Reich en présence de son Führer (
Darlan – La collaboration..., p. 87, 89, 117, 138, 213, 230-1, 236, 241, 243). Enfin un bilan de plusieurs pages récapitule la question : la collaboration, du point de vue d'Hitler, "ne fut que la loi du plus fort présentée avec calcul par un adversaire impitoyable" (ibid., p. 227-34).
Alors le travail a-t-il été bien mené ? On peut toujours en discuter, et je répondrai ( vichyhautemer@yahoo.fr ) à quiconque me sollicitera sur le propos. Mais la critique selon laquelle l'analyse du jeu allemand constitue une "absence préjudiciable" dans mon étude – une critique réfutée par les très nombreux renvois précisés plus haut – est à mes yeux incompréhensible, comme je l'ai écrit directement à M. François Delpla. Enfin cet échange nous aura-t-il permis - et je m'en réjouis - d'entamer une correspondance amicale et stimulante sur une période qui nous tient à cœur.
Bernard Costagliola