Cher Monsieur,
Je reviens vers vous, en vous remerciant de l'intérêt que vous portez à l'ouvrage, pour quelques précisions sur différents points que vous abordez.
Vous ne m'en voudrez pas de gloser - ce que l'on pourrait faire à perte de vue comme vous l'écrivez - sur les différentes couleurs qui habillent le mot "collaboration" selon les auteurs et les époques : il faudrait un livre pour cela. Mais pour épingler l'un des chantres du projet de rapprochement franco-allemand - Benoist-Méchin -, je ne dirais pas, pas plus que ce ne fut l'image qui s'imposa lors de son procès en 1947, qu'il ne joua "somme toute qu'un rôle subalterne". Il fut, à l'inverse, identifié en tant que "concepteur" de la politique de collaboration (Darlan, p. 161-2), et accusé d'avoir poussé Darlan, dont les carences en diplomatie furent reconnues, à adopter et mettre en œuvre sa pensée politique, pour reprendre votre expression.
Laissons également de côté les précautions prises par H. Rousso dans son Que-sais-je, paru il y a près de 10 ans. L'alternative présentée, quant à la réalité de l'offre du 14 juillet 1941, est en adéquation avec ce que l'on peut attendre d'un petit ouvrage de synthèse et elle est acceptable en l'état des recherches, au temps où je découvrais moi-même la réalité de la diplomatie de l'amiral de la flotte. Je maintiens ainsi mon jugement, plus prononcé que le vôtre, sur l'importance de l'offre en cela qu'elle couronne les efforts antérieurs du gouvernement Darlan, notamment les protocoles de Paris. Et je juge véritablement ahurissant votre propos : "Quant aux protocoles de Paris, ils tendaient sans doute à faire sortir la France de Vichy de la neutralité, mais ces protocoles n'ont pas abouti, et la neutralité est restée."
Il me semblait que l'histoire, comme la justice, s'intéressaient aux actions, mais aussi aux intentions (je vous renvoie à la lettre de Darlan à Abetz/Hitler du 2 mai 1941, in Darlan, p. 120-1) des acteurs qu'elles observent !? Sans compter que les protocoles de Paris ont été réalisés en partie comme l'a marqué le juriste Basdevant, juriste de renommée internationale et conseiller aux Affaires étrangères, qui démissionna le 29 mai (au lendemain de l'annonce de la signature des protocoles) en dénonçant l’assistance prêtée au Reich, "le droit de simple surveillance ayant fait place en Syrie à celui de libre utilisation au mépris des déclarations antérieures de neutralité". Je vous rappelle encore le jugement du diplomate Rochat (avec lequel Darlan travailla au quotidien à Vichy), selon lequel la politique de collaboration était une politique "de guerre" (cf. Darlan, p. 139, 220).
Quant à l'offre du 14 juillet 1941, son contenu, en comparaison avec les autres mains tendues par Vichy, la situe au sommet de la politique de collaboration. Pétain et Darlan ont soutenu le projet remis par Benoist-Méchin, nommé par Darlan quelques semaines plus tôt secrétaire d'État à la vice-présidence du Conseil, attaché aux relations franco-allemandes, qui a officié en tant que tel et a posé l'exigence d'une réponse du ministère des Affaires étrangères du Reich. L'offre, plus encore, a été renouvelée, et ainsi la dynamique de rapprochement maintenue, par la note du 4 août, lors de l'entretien de Saint-Florentin suite à l'indigne renvoi de Weygand, en nov-déc., à l'occasion de l'éventuelle venue en Tunisie de l'armée de Rommel harcelée par les Anglais, et enfin lors de l'offre "fantôme" de janvier 1942 (Darlan, p. 221-2). "Spéculatif", écrivez-vous ? Ce n'est certainement pas un terme que je reprendrais à mon compte.
Le dernier point concerne la réflexion de Raymond Aron (p. 195 de la version poche, collection "Pluriel" de L'opium des intellectuels) où il dénonce toute vision déterministe de l'histoire. Voici les premières lignes de l'ensemble : "Tout acte humain est choix entre des possibles, réponse sollicitée, mais non contrainte à une conjoncture : la suite des actes est intelligible, mais sans être nécessaire...".
La contradiction avec le jugement de Robert Aron (et le plaidoyer pro domo de Darlan lui-même après le revirement d'Alger) pour qui la collaboration aurait tenu de "marché inévitable" ressort de manière flagrante, et il m'a semblé que la réflexion de Raymond Aron enrichissait la perception de la conclusion selon laquelle la mise en œuvre de la politique de rapprochement avec le Reich constitua à la fois un choix et un pari.
Bien à vous |