S'il semble effectivement, sous réserve de nouvelles percées archivistiques, que ce sont les Allemands qui, les premiers, ont suggéré aux Suisses l'apposition de la lettre
"J" sur les passeports, il est tout de même établi que l'administration fédérale helvétique a accepté cette proposition. Bref, sur ce point, il y a eu
accord, en 1938, entre les nazis et le gouvernement suisse, et je vois dès lors mal l'intérêt qu'il y aurait à déterminer l'origine d'une telle mesure.
Il importe de rappeler que les services suisses en charge de l'immigration avaient introduit une certaine pratique administrative, depuis la Première Guerre Mondiale, consistant à désigner les Juifs de diverses façons, et qu'il existait déjà, bien avant l'introduction de la lettre
"J" sur les passeports en 1938, un tampon orné de la lettre
"J". Bref, conclut la Commission Bergier,
"les polices des étrangers avaient établi un système de repérage des personnes juives", lequel, quoique artisanal, allait bien au-delà de la simple mention de la religion sur les passeports helvétiques.
A la suite de l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne en mars 1938, de nombreux Autrichiens de religion juive augmentent le flux de réfugiés juifs fuyant l'Allemagne pour échapper aux persécutions, ce qui suscite une réaction hostile, voire épidermique, des autorités suisses, lesquelles décident de procéder au renforcement des contrôles frontaliers. Il est en outre vivement suggéré, et notamment de la part du Département fédéral de la Police, que dirige Heinrich Rothmund, qui supervise également la Police des Etrangers, d'améliorer et systématiser les procédés d'identification des émigrants juifs, de manière à endiguer cette nouvelle "vague" migratoire. C'est dans ce contexte qu'interviennent les accords conclus avec le régime nazi, d'où découlera la lettre
"J" sur les passeports.
Heinrich Rothmund, qui agit avec l'accord de son gouvernement, se justifie ainsi, en 1939 :
"Nous n’avons pas lutté depuis vingt ans avec la Police des étrangers contre l’augmentation de la 'surpopulation étrangère', et plus particulièrement contre l’'enjuivement' (Verjudung
) de la Suisse pour nous voir aujourd’hui imposer les émigrants". En 1941, il enfoncera le clou :
"Nous sommes cependant en droit d’affirmer aujourd’hui que nous n’avons pas manqué à notre tradition. Nous devons au contraire nous demander si nous n’avons pas péché par faiblesse en laissant entrer les réfugiés juifs au cours de cette difficile année de 1938. De toute manière une chose est claire : nous ne pouvons pas accepter de nouveaux réfugiés."
Sur cet épisode, voir l'excellente mise au point par
le Rapport final de la Commission Bergier, p. 73-85.
En toute hypothèse, l'exemple suisse, associé à la proposition, émise à la même époque par le Président Roosevelt, de créer un Foyer juif en Angola, ou aux suggestions polonaises de transférer les Juifs à Madagascar, démontre que Hitler avait réussi son coup par le biais de sa politique d'"émigration" des Juifs : il ne s'agissait pas pour lui de
"déjudaïser" l'Allemagne puisque l'émigration permettait au contraire à ses victimes de sauver leur peau, mais de faire du
"problème juif" un problème mondial, appelant une "solution" à l'échelle planétaire, de manière à impliquer d'autres gouvernements en misant sur l'antisémitisme de leurs membres. Dans un contexte de crise économique et de tensions internationales, en effet, et le
Führer était bien placé pour le savoir, les immigrés n'ont jamais bonne presse...