***31 décembre 1944, Ste Marie aux Mines
Nous arrivons au QG à deux heures du matin et les copains ont déjà bien entamé leur piètre réveillon. Nous mangeons et buvons un peu trop, toute la nuit. A six heures, le colonel Thuaire me téléphone me demandant si je suis en forme pour l’accompagner à Strasbourg. Il paraît que j’ai dit oui, la voix hésitante… je n’en ai aucun souvenir. Bertrand, qui n’est guère plus frais que moi, doit également venir, pour conduire le commandant Girard. Nous repassons par les cuisines, boire un bon café pour tenter de nous remettre sur pied.
Avec Bertrand, nous allons préparer la Salmson du colonel. Il fait moins dix dehors et la cour est recouverte d’une épaisse couche de verglas. Je vais pour ouvrir la voiture, la poignée casse et me reste à la main. Nous sommes tous deux pris d’un fou rire de gamins et nous nous laissons tomber dans la neige, riant de plus belle. L’absurde de la situation aggrave notre ivresse : le Jour de l’An, ici, sur les rives de cette guerre que la France a oubliée et qui s’enlise chaque jour un peu plus dans la neige, dans le froid, sur des routes défoncées qui traversent des villages ruinés, tout concourt à déclencher cette crise de nerfs aussi soudaine qu’incontrôlable.
Nous constatons bientôt avec effroi que le colonel Thuaire est derrière nous, à nous observer. Au garde-à-vous dans l’instant, nous lui présentons humblement nos meilleurs vœux pour cette année 1945 qui commence, espérant attirer sa clémence par notre maladroite politesse. De fait, il ne fait aucune remarque et nous conseille d’aller plutôt nous coucher. Il trouvera quelqu’un d’autre pour l’accompagner à Strasbourg.
Je rentre à notre dortoir au bras de Bertrand. Nous avons perdu le sens de la verticale. Nous essayons tous deux de marcher le plus droit possible, en présentant nos voeux à tous les passants que nous rencontrons.
Bertrand écrira plus tard que ce matin-là, je souhaitai la « Bonne Année » à un bœuf attelé à une charrette !***(extrait de Ma dernière Vie)
Frédérique |