Je vous propose de reprendre un débat, censuré ailleurs pour des raisons obscures, sur les affirmations de Raymond Aubrac, concernant l’année 1944, faites dans son livre "Où la mémoire s’attarde", p. 117-126.
Voici, en résumé, ce que dit Aubrac :
Il arrive à Alger « quelques jours après le 12 février 1944 ». Sa femme est alors désignée pour occuper le siège de Libération-Sud à l’Assemblée consultative. Pour des convenances personnelles c’est Raymond qui va l’occuper. Jusque là, tout se passe bien. En avril 1944, Aubrac doit obtenir la nomination de directeur des affaires politiques au commissariat à l’Intérieur. Mais là, patatra ! Un beau soir, sortant du conseil des ministres, Pierre Bloch arrive catastrophé. La candidature d’Aubrac a été rejetée, notamment en raison des interventions de Frenay et de Mayer, qui trouvent qu’il y a trop d’Israélites au commissariat à l’Intérieur… Bien sûr, le sang d’Aubrac ne fait qu’un tour et, dès le lendemain matin, il envoie une lettre de démission à Félix Gouin, le président de l’Assemblée consultative. Puis, sans plus attendre, il s’engage dans les parachutistes à Staouéli où est alors stationné le bataillon de choc. Il débute le dur entraînement des troupes d’élite, mais, bientôt, il reçoit un message du général de Gaulle lui-même, daté du 4 avril, lui demandant de venir le voir. Cette missive lui est apportée, nous verrons que cela a une certaine importance, par le lieutenant Guy, officier d’ordonnance du Général. Aubrac saute dans le véhicule de Guy et se présente bientôt devant le Général. Il s’ensuit un dialogue incroyable. De Gaulle, que la lettre de démission d’Aubrac a ému (sic), propose successivement à ce dernier les postes de chef d’état-major du général Koenig – avec, excusez du peu, le grade de colonel –, chef d’état-major du général Cochet, puis de directeur adjoint de cabinet du chef de la France combattante !! A chaque proposition, de Gaulle se heurte à un « non ! » systématique de Raymond Aubrac. Blessé, ce dernier ne consent pas à transiger, il veut le poste de directeur des affaires politiques du commissariat à l’Intérieur ou gardera son galon de sous-lieutenant parachutiste. Sur ce, Aubrac rompt la conversation lui-même, se retire et retourne dans son unité. Il y reprend l’entraînement et, le 29 juin, il part à Londres pour être engagé dans l’opération « Caïman », au cours de laquelle son unité doit être parachutée dans le Massif Central pour fixer des unités allemandes et soulager ainsi les forces alliées débarquées en France. A la mi-juillet, l’opération est annulée et le 6 août un câble d’Alger rappelle Raymond Aubrac, qui vient d’être désigné comme commissaire de la République dans la zone qui sera bientôt libérée par les troupes débarquées en Provence. Curieusement, cette fois Raymond Aubrac accepte.
Voilà les faits tels que l’auteur les a exposés.
Voici maintenant ce que moi j’ai trouvé :
La démission de Raymond Aubrac : il est facile, en consultant dans les journaux officiels les compte-rendus de séance de l’assemblée consultative de constater qu’Aubrac n’a JAMAIS démissionné.
- Séance du mardi 29 février 1944 à l’Assemblée consultative : « Le Président salue l’arrivée de Raymond Aubrac, délégué de la Résistance intérieure ». (JO du 6 mars 1944).
- Raymond Aubrac est présent à l’Assemblée consultative en mars (vote à l’Assemblée les 24, 27, 30 et 31 mars – cf. JO). Ceci est en accord avec les dires de l’intéressé.
- Raymond Aubrac est présent est présent à l’Assemblée consultative en mai (vote à l’Assemblée le 2 mai – cf. JO). Or en mai, Aubrac est sensé être sur les terrains d’entraînement avec ses camarades parachutistes…
- Raymond Aubrac part en Corse avec d’Astier le soir du 3 mai (cf. JO). De retour le 8 mai à Alger (Presse). Donc il est en Corse les 4, 5, 6, 7 mai et le 8 au matin (visite Ajaccio, Bastia, Corté…). Même remarque que précédemment…
- Nommé Commissaire de la République par décret du 27 juin 1944. DEMISSIONNE de l’Assemblée consultative en vertu de l’article X de l’ordonnance de septembre 1943 sur l’ACP. Démission datée nécessairement du 27 ou 28 juin. Annoncée dans la séance du 3 juillet 1944 (cf. JO). Or, à ma connaissance, il est difficile de démissionner d’une assemblée dont on ne fait plus partie.
Pour confirmer tout cela on peut également dire que :
- Aubrac ne s’est jamais engagé chez les parachutistes (liste des effectifs du Bataillon de choc, seule unité présente à Staouéli pour la période considérée et témoignage d’un officier, l’aspirant Raymond Muelle présent à ce moment-là à Staouéli - )
- je n’ai retrouvé aucun message du général de Gaulle au sous-lieutenant Aubrac aux environs du 4 avril 1944 (notes publiées par l’amiral Philippe de Gaulle). Ce n’est certes pas une preuve, mais cela ne va pas à l’encontre des autres éléments.
- le lieutenant Guy est recruté comme aide de camp de De Gaulle le 14 juin 1944 et il arrive pour prendre ses fonctions à Alger dans la nuit du 17 au 18 juin 1944 (états de service du lieutenant Guy conservés au SHAA) ; il a donc pu difficilement aller chercher Aubrac le 4 avril 1944 à Staouéli !!!
- j’ai envisagé la possibilité qu’Aubrac se soit trompé en toute bonne foi et que son engagement ait été contracté non au Bataillon de choc, mais aux Commandos de France, alors stationnés à Sidi Ferruch. Même recherche dans les archives du SHAT, même résultat : aucune trace d’un Aubrac ou d’un Samuel dans cette unité durant la période considérée.
Certes, Aubarc prend la précaution d’annoncer, avant la narration des faits, que sa mémoire est assez confuse sur ces événements. Je veux bien prendre cet élément en compte, mais tout de même, il paraît impossible de se souvenir d’une démission de l’assemblée consultative et d’un engagement de quatre mois au Bataillon de choc alors que ces deux événements n’ont JAMAIS EXISTES !
Devant ces éléments, il apparaît comme avéré que, dans son livre, Raymond Aubrac prend de large liberté avec la vérité.
Reste maintenant à trouver le mobile. En effet, il semble peu probable que ces inventions soient sans motifs. Aubrac n’est ni fou ni mythomane et s’il édulcore de la sorte sa vie en 1944, il doit bien y avoir une raison.
C’est le débat que je voudrais lancer et votre avis sur cette question m’intéresse beaucoup. |