"Où la mémoire s'attarde" (je fais référence ici à la version poche, que je possède, d'où numérotation des pages différente) est un récit rédigé de mémoire, c'est à dire qu'il est nécessairement soumis aux imperfections intrinsèques à ce type de texte - en particulier quand il est écrit près de cinquante ans après les faits.
Pour imparfait qu'il soit, je ne vois cependant pas là un ouvrage où fleurissent les inventions de toutes sortes. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, la version des faits de Raymond Aubrac entourant les mois, les semaines et les jours précédant et suivant la rafle de Caluire dont il a été, avec Moulin, la victime, n'a jamais vraiment pu être remise en cause, ni par Klaus Barbie, ni par Jacques Vergès (cf. par exemple Henri Noguères, "Que la vérité est amère", Robert Laffont, 1985), ni par Gérard Chauvy (lequel a été sanctionné par les historiens d'une part - exemples : Laurent Dauzou, Denis Pelletier, François Delpla, Daniel Cordier - et par la Justice - trois décisions, en première instance, appel et cassation).
Simple exemple, bien évidemment.
Je reviens à votre démonstration en abordant d'emblée une précision de détail, pour ainsi dire insignifiante : vous usez de guillemets pour dater l'arrivée d'Aubrac à Alger, « quelques jours après le 12 février 1944 ». En réalité, la citation n'existe pas. Le 12 février 1944, c'est en vérité la date de naissance du second enfant des Aubrac, Catherine - second accouchement qui constitue cette "convenance personnelle" évoquée par vous pour expliquer que Raymond Aubrac exercera les fonctions de représentant à la place de son épouse Lucie. La citation exacte n'est autre que celle-ci : "Quelques jours après notre arrivée à Londres où notre fille Catherine naquit, le 12 février 1944 au Queen Charlotte's Hospital, je partais pour Alger." (p. 145)
Du détail, vraiment. Vraiment ? Comme le disait le Grand Amiral Raeder, "même un bon historien peut se tromper". Alors que dire d'un témoin !
Ajoutons qu'il est faux de dire qu'Aubrac s'engage dans les paras pour "quatre mois" : Aubrac part s'engager début avril. La fin de son engagement nous est décrite de manière fort vague : c'est par l'intermédiaire de l'opération Caïman qu'Aubrac se dégage des paras, c'est à dire au mois de juin (peut-être la mi-juin, du moins la seconde quinzaine). De début avril à la seconde quinzaine de juin, je compte moins de trois mois.
Détails ? Inexactitude ? Tout le monde peut se tromper. Ca arrive, en particulier dans un récit approximatif - cinq pages en version poche pour décrire quatre mois d'activités, c'est peu, en particulier quand le tiers dudit passage est consacré à la description de la rencontre avec De Gaulle, laquelle me paraît manifestement prouvée. Et Raymond Aubrac en commet, des erreurs, bien sûr. Une erreur de détail, tout d'abord : mentionner la présence du lieutenant Guy à Alger début avril 1944, alors que vous avez démontré que le fait était impossible. Une erreur autrement plus grave ensuite, à propos des V-2.
Eh oui, citation : "Par un vol qui contournait l'Espagne, j'arrivai le 29 juin à Londres où se préparait l'opération. Ce même jour, Lucie avait prévu de me rejoindre à Alger. Je pus heureusement la rencontrer à temps. L'atmosphère londonienne n'était plus celle que j'avais connue en février. Les uniformes étaient moins nombreux dans les rues, les militaires étant dans leurs ports d'embarquement ou déjà engagés. La ville n'était plus soumise aux raids d'avions, mais bombardée par des engins que les Allemands faisaient partir du continent sans pilotes. Les bombes volantes V1 atteignaient moins la capitale. Elles étaient interceptées par les chasseurs de la RAF, détournées et abattues. Mais c'était le tour des V2, fusées à vitesse supersonique qu'on n'entendait ni dans leur trajectoire ni dans leur chute, qui creusaient d'énormes entonnoirs. Leur explosion ébranlait un quartier et précédait de peu les sirènes des ambulances. Les victimes étaient nombreuses, mais le moral des Britanniques restait intact. On ne parlait guère des dégâts. Vers la mi-juillet, l'opération Caïman fut annulée..."
De ce texte, il résulte ceci : Aubrac laisse entendre qu'au cours de son séjour londonien, du 29 juin à la mi-juillet, il a assisté aux raids des V2 sur la capitale. "On ne parlait guère des dégâts". Il y était, il a vu les ruines, il a entendu parler des fusées.
Oui mais... L'ennui est que les premiers V2 sont tombés sur Londres début septembre 1944. Soit quelques semaines plus tard. Alors, menteur, Aubrac ? Imprécis, plutôt. Trop confiant en sa mémoire, laquelle lui joue des tours, comme à bon nombre de témoins - je pourrais citer d'innombrables cas, du commandant d'Auschwitz à Daniel Cordier en passant par divers survivants du Titanic qui juraient par leurs grands Dieux que le navire ne s'était pas cassé en deux au moment de couler.
Ce simple exemple aurait du révéler que les épisodes décrits dans ces pages (discutées par vous) le sont de manière relativement vagues (en ce, y compris ce que faisait Aubrac au 6 juin 1944, expédié, si je ne m'abuse, en une phrase) à l'exception d'un entretien avec De Gaulle dont rien ne vient remettre en cause la véracité. Ainsi que l'a fait remarquer François Delpla, Aubrac prend la peine de citer un document qu'il possède certainement, un message daté du 4 avril 1944 et à propos duquel il apporte une précision bénigne par une rare note infrapaginale.
Vous n'avez "retrouvé aucun message du général de Gaulle au sous-lieutenant Aubrac aux environs du 4 avril 1944 (notes publiées par l’amiral Philippe de Gaulle)" ? L'argument ne manque pas de force, mais ne convainc pas : on ne saurait déduire de l'inexistence d'un document l'inexistence d'un fait. Il n'existe aucun ordre écrit de Hitler spécifiant que les Juifs d'Europe doivent être exterminés : personne de sérieux ne conteste pourtant l'existence de cet ordre. Qui plus est, le document censé prouver l'existence du message gaullien peut se trouver chez Aubrac. Il suffit de le leur demander - et à ce stade, peu importe la réponse, puisqu'il s'agit d'une précaution à mon sens élémentaire.
Quant à l'absence du lieutenant Guy en AFN à cette époque, il ne s'agit là que d'un détail mineur. Aubrac s'est trompé de quelques semaines, comme pour les V2. A relire le texte, il semble que l'auteur invoque le lieutenant Guy pour dramatiser sa prochaine rencontre avec De Gaulle - laquelle occupe une place importante dans son exposé des faits, et dans sa mémoire.
Plus sérieux est votre argumentaire entourant l'entraînement d'Aubrac à Staouéli. Mais si Aubrac a envoyé sa lettre de démission du poste de représentant, rien n'indique que cette démission ait été acceptée - que je sache (je puis me tromper), Aubrac ne mentionne que le fait d'envoyer sa lettre de démission à Félix Gouin. Qui plus est, l'on sait seulement que ces faits, tels que relatés par l'ancien adjoint de Jean Moulin, prennent place au tout début avril 1944 : les dates citées sont rares.
De par sa position au sein de la Résistance, il est possible qu'il se soit tout de même rendu à l'Assemblée consultative le 2 mai 1944, pour un vote en particulier. Si je comprends bien ce que vous en exposez, le JO de ladite Assemblée ne nous mentionne absolument aucune présence d'Aubrac en son sein au cours de la période étudiée dans "Où la mémoire s'attarde". Sans doute Aubrac devait-il régler certaine affaire importante dans ce laps de temps, puisque du 3 au 8 mai, on le trouve en Corse. Autrement dit, du 2 au 8 mai, il est avéré qu'Aubrac ne participe pas aux entraînements de son bataillon. De tels emplois du temps, dans le contexte de pré-Libération, ne sont absolument pas surprenants et ne remettent nullement en cause la version offerte par le mémorialiste.
Qui plus est, il faut bien expliquer l'absence d'Aubrac à l'Assemblée consultative en avril-mai, absence confirmée a contrario par le JO (il ne participe qu'au vote du 2 mai) : son entraînement à Staouéli constitue une explication qui ne me paraît pas, pour le moment, devoir être remise en cause.
S'agissant effectivement de la liste des officiers, au vu d'éléments déjà développés sur un autre forum, je reste sceptique, d'autant qu'Aubrac ne mentionne pas qu'il obtient le brevet de para.
Certes, nous pouvons apposer un nom sur l'officier qui, soixante années après les faits, ne se souvient pas d'avoir vu Aubrac au bataillon de choc. Et cet officier n'est pas n'importe qui : Raymond Muelle.
Mais cette fois, Raymond Muelle ne parle pas en qualité d'historien. Il parle en qualité de témoin. Un témoin qui s'exprime soixante années après les faits - il en avait eu l'occasion, il y a une dizaine d'années, lorsqu'Aubrac a publié ses Mémoires, mais n'en a étrangement rien fait (à ma connaissance du moins). Un témoin vieilli. Dans le même état qu'Aubrac.
Et vous voudriez, pour dénoncer les imperfections d'un témoin parlant des décennies plus tard, faire appel à un autre témoin parlant lui aussi des décennies plus tard ? Mais qui nous prouve que Raymond Muelle nous dira vrai ? Qui nous prouve qu'il ne se trompera pas ? De quel droit son témoignage serait-il supérieur à celui d'Aubrac ? Pourquoi bénéficierait-il d'une présomption d'infaillibilité ?
Par ailleurs, Muelle faisait partie du Bataillon de Choc : Aubrac mentionne qu'il faisait partie des Commandos de France. Vous nous dites que lesdits Commandos se trouvaient à Sidi Ferruch et non Staoueli - or Aubrac insiste sur Staoueli. Cette erreur, je ne me l'explique pas, du moins pas autrement que par des difficultés de mémoire (il s'est planté sur le lieutenant Guy, il s'est planté sur les V-2). Car qu'elle soit inexpliquée ne signifie pas qu'elle soit inexplicable, et qu'il faille y voir la trace d'un mensonge.
Jacques Ghémard avait ajouté, par ailleurs, dans un message posté sur Histoforums, cette hypothèse intéressante : « Aubrac aurait-il pu se retrouver chez les paras "en invité"... comme Leclerc qui participa à son premier "baroud" au Maroc alors qu'il était en permission ? Il pouvait aussi bouder l'assemblée sans démissionner formellement et participer aux votes cruciaux. Quant au nom de l'aide de camp, il peut l'avoir oublié, recherché dans les archives pour ajouter cette précision à son récit et commettre une erreur. »
Autre chose. Vous écrivez qu'Aubrac est "nommé Commissaire de la République par décret du 27 juin 1944. Démissionne de l’Assemblée consultative en vertu de l’article X de l’ordonnance de septembre 1943 sur l’ACP. Démission datée nécessairement du 27 ou 28 juin. Annoncée dans la séance du 3 juillet 1944 (cf. JO)."
Mais l'intéressé ne le nie nullement ! Aubrac écrit noir sur blanc qu'il a été nommé Commissaire de la République (on suppose fin juin, car il ne cite pas de date, à l'exception du paragraphe suivant où il déclare aller à Londres le 29 juin pour s'occuper de l'opération Caïman), afin d'assurer la prééminence du GPRF sur la région "à proximité immédiate de la capitale de la collaboration, Vichy", histoire de prendre en main la Résistance locale pour écarter les giraudistes (p. 153). La nomination qui lui est notifiée le 6 août ne consiste pas en l'obtention d'un poste de Commissaire de la République, mais en l'attribution d'une nouvelle zone de compétence, en l'occurrence la région marseillaise. Aubrac reconnaît donc être nommé Commissaire de la République à la fin du mois de juin 1944, mais la région qui lui est définitivement attribuée ne le sera que le 6 août.
Pour finir, un détail. Aubrac nous raconte que son engagement chez les paras a causé des remous. De Gaulle lui-même est intervenu pour le raisonner. On sait qu'Aubrac n'a pas été présent à l'Assemblée consultative au cours des mois d'avril-mai-juin - comme en témoigne le JO.
Cette affaire a par conséquent fait parler d'elle. D'où ma question : avez-vous cherché et trouvé trace d'un document (lettre, JO, autre) émanant de membres des institutions gaullistes ou des services anglo-saxons en Afrique du Nord et à Londres évoquant Aubrac du mois d'avril au mois de juin inclus (allez, allons jusqu'à début juillet) ? Il me semble que vous n'avez porté votre attention que sur un domaine limité, les notes de Philippe de Gaulle, le JO de l'Assemblée (lequel confirme qu'Aubrac n'en faisait plus de facto partie), et les archives/témoins de Staoueli et Sidi-Ferruch.
Autrement dit, je suis loin, très loin d'être convaincu par ce que vous écrivez sur Aubrac. J'ai voulu ici montrer que les éléments que vous mettez en lumière pouvaient trouver une explication plus banale et plus simple que la volonté de camoufler je ne sais quel dessein inavouable : les aléas de la mémoire. Et on connaît tous ça.
D'où la version que je propose :
- Aubrac se frite avec des pontes gaullistes ;
- il envoie sa démission à l'Assemblée consultative, mais cette démission n'est pas acceptée ;
- Aubrac, toujours membre officiel de l'Assemblée, se considère malgré tout comme démissionnaire et s'entraîne chez les paras, à Sidi Ferruch ou Staoueli ;
- il daigne se rendre occasionnellement à l'Assemblée, au moins une fois - ce qui signifie qu'il est soumis à un traitement particulier au sein du bataillon : au vu de sa position au sein de l'appareil d'Etat en Afrique du Nord, il est possible qu'il ait joui de certaine liberté de manoeuvre et qu'il soit resté en contact avec quelques membres des institutions gaullistes, car il est mis au courant du remous de sa décision de démission (par ailleurs, il participe à diverses réunions et se rend en Corse avec d'Astier) ;
- ce traitement particulier pourrait expliquer l'éventuelle absence de mention du nom d'Aubrac ou de Samuel dans les documents que vous évoquez - à moins qu'il n'ait choisi un pseudo ? Comme on dit en pareil cas, "ce n'est qu'une hypothèse..."
- dans la seconde quinzaine de juin, il laisse définitivement tomber les paras, s'impliquant dans l'opération Caïman, avant de jouer le rôle de Commissaire de la République. Sa démission, jusque là refusée (au vu des remous suscités, on peut considérer que des amis de l'Assemblée ou d'autres organismes n'ont pas tenu à la prendre en compte), est cette fois définitivement confirmée.
Personnellement, je pense que si question il y a à se poser, il faudrait chercher plus avant, et non se contenter de la documentation que vous avez réunie (par voie de conséquence, il me paraît tout à fait hasardeux de conclure d'emblée, avant même la fin de vos recherches, à une "invention" pure et simple, et d'en rechercher les mobiles, s'agissant d'un texte approximatif rédigé cinq décennies après les faits par un octogénaire. |