Bonjour, et merci de ces développements, qui m'amènent à approfondir mes propres réflexions sur Caluire.
> Faux, ce n'est pas certain.
Trois témoins le confirment : Lassagne, Aubry, Aubrac.
> Dugoujon a évoqué deux fois,
> je l'ai de plus interviewé le 11 septembre dernier et il
> me l'a confirmé, le fait que Lassagne avait, depuis
> plusieurs mois, une autorisation permanente, sans
> nécessité d'accord préalable avec Dugoujon, d'utiliser
> sa maison pour les réunions de Résistants.
En effet, Dugoujon reconnaît dès le 4 mai 1950 : fin mai, Lassagne lui aurait demandé de "prêter sa villa pour des réunions importantes, étant donné que jamais je n'avais eu d'activité dans la Résistance et que, d'autre part, ma villa paraissait bien située" (cité in Baynac, "Les secrets de l'affaire Jean Moulin", p. 373). Il le confirmera visiblement à d'autres chercheurs, tels que Paul Dreyfus ("Le guet-apens de Caluire", Stock, 1996, p. 12-13).
> Lassagne n'a
> donc fait que PREVENIR Dugoujon de la réunion du
> lendemain, le 20 au cours du déjeuner.
Le fait n'est pas certain. La mémoire de Lassagne lui a d'ailleurs joué des tours.
21 janvier 1946 : "Je me réservai d'indiquer un peu plus tard le lieu du rendez-vous de la réunion car je n'étais pas assuré de disposer d'un local sûr. Après accord téléphonique, je pus donner rendez-vous à Aubrac, chez le Dr. Dugoujon à Caluire. Il devait amener Max, Aubry n'avait pas été mis au courant de ce local." (cité in Cordier, "La république des catacombes", p. 452)
21 juin 1947 : "En ce qui concerne la réunion du 21 juin, elle fut décidée à la demande de Jean Moulin le 19 juin vers 18 h, entre Aubry, Aubrac et moi-même, récemment désignés par Jean Moulin comme inspecteurs généraux de l'Armée secrète pour la zone Nord et la zone Sud... Pour des raisons d'éloignement et de discrétion, et parce que cette maison n'avait jamais servi à une réunion de ce genre, c'est finalement sur Caluire que se porta mon choix. Le docteur Dugoujon me donna son accord directement le samedi soir vers 21 h." (cité in Chauvy, p. 401-402)
6 février 1950 : à suivre Gérard Chauvy (p. 128-129), "dans une lettre-témoignage [...] Lassagne situe différemment dans le temps et dans la méthode la communication du rendez-vous, mais inclut Aubrac parmi les résistants informés : << Quant à Aubrac et à Jean Moulin, je les avais fait prévenir du lieu de la réunion par [Larat], que j'avais revu le dimanche après-midi. >>".
3 mai 1950 : "[après avoir donné à Aubry un rendez-vous intermédiaire]... je téléphonais au Docteur Dugoujon, sans lui faire aucune espèce d'allusion à une rencontre chez lui, mais simplement pour m'inviter à déjeuner le lendemain. Je déjeunai donc chez lui et il me donna son accord, bien entendu." (cité in Cordier, op. cit., p. 453)
En 1946 et 1947, nous avons donc : un accord téléphonique avec Dugoujon, et en 1950, un accord suite à un déjeuner. Qui plus est, Aubrac est tantôt prévenu le soir même, tantôt le lendemain - j'incline pour le lendemain, car je vois mal pourquoi Moulin, excessivement prudent, aurait pris le risque d'embarquer un autre avec lui si ce dernier savait où se trouvait le lieu de la réunion. De plus, si si Moulin est pris en charge par Aubrac comme le déclare isolément Lassagne en 1946, pourquoi envoyer Larat (cf. plus bas) ?
Mais dans TOUS les cas de figure, Lassagne ne reconnaît nullement que le lieu de la réunion du 21 juin a été fixé au cours de la réunion préparatoire du 19.
> Mais la décision
> avait été prise avant puisque Larat a été averti de ce
> lieu, le 20, vers 10 heures.
Pas tout à fait. Déposition de Lassagne (cité in Chauvy, p. 402) : "Le dimanche 20 au matin, entre 10 et 11 heures, j'ai précisé le lieu de la réunion à [Larat], chef du COPA, qui devait assister Jean Moulin."
Le témoignage du colonel Lacaze confirme que Larat a été mis au courant du lieu de réunion "dans la matinée du dimanche 20". Cela étant, on a vu qu'en 1950, Lassagne déclarait que "quant à Aubrac et à Jean Moulin, je les avais fait prévenir du lieu de la réunion par [Larat], que j'avais revu le dimanche après-midi".
Ces multiples contradictions dans le témoignage de Lassagne nous empêchent de nous faire une idée de ce qui s'est vraiment passé. Dugoujon donne-t-il son accord dans la soirée du 19 ou le lendemain ? Quand donc et comment est averti Aubrac ? On ne sait. Perso, je puis admettre que Dugoujon donne son accord le 19 au soir, mais qu'Aubrac ne sera averti que le lendemain, puisque c'est Moulin qui sera informé par Larat et que c'est Moulin qui prendra en charge Aubrac. Ce dernier n'a d'ailleurs cessé de dire qu'il n'a été renseigné que par Moulin - au vu de la constance du témoignage, on ne va pas se plaindre.
> Selon toute vraisemblance,
> le lieu de la réunion a été sinon décidé, du moins
> évoqué dès la réunion chez Lonjarret.
Je n'y crois pas. Aucun témoignage des protagonistes ne l'établit, à l'exception peut-être des Lonjarret, mais je serais bien curieux de voir ça. Lassagne ne peut logiquement dire dans l'après-midi du 19 juin que la réunion aura lieu chez Dugoujon alors qu'il n'a pas encore obtenu confirmation de ce dernier.
Il s'agit d'une question de prudence élémentaire, d'autant plus élémentaire que le frère de Dugoujon est un milicien - et si ce dernier avait prévu de faire une petite visite place Castellane, ce 21 juin ?
> Le témoignage de
> Lonjarret recueilli par Antoinette Sachs en octobre
> 1944, va dans le même sens.
Je n'ai pas ce témoignage sous les yeux, hormis une retranscription par Pierre Péan ("Vies et morts de Jean Moulin", p. 597 - à noter qu'Antoinette Sachs croyait dur comme fer à la culpabilité de Hardy). Je ne vois rien dans ce résumé qui m'indique que le lieu de la réunion a été décidé. Lassagne avait peut-être une préférence pour la villa du Dr. Dugoujon, il n'empêche qu'il ne l'a pas définitivement choisi à ce moment là.
La preuve ? Il ne l'a pas dit à Aubry, pourtant invité à la réunion préparatoire - et ça, c'est une certitude. Il a fallu qu'Aubry attende avec Hardy la venue de Lassagne, le 21 juin, pour que ce dernier les guide jusqu'à la place Castellane.
> Le point sur lequel je suis d'accord avec vous, c'est
> que TOUS les témoignages des protagonistes de cette
> affaire sont contradictoires. Vous dites que tout le
> monde se trompe, je dis que tout le monde ment.
Je ne dis pas tout à fait ça. J'admets bien volontiers que les protagonistes cherchent à se dédouaner de certaines erreurs. J'admets également que certains mentent carrément (Hardy, par exemple, voire, plus occasionnellement, Aubry). Mais je me refuse à parler de mensonges généralisés. Les défaillances de la mémoire jouent aussi leur rôle.
> La
> raison de ces mensonges est évidente : il ne fallait pas
> entrer dans le club des suspects de Caluire. L'évolution
> des déclaration de Lassagne est à cet égard tout à fait
> symptomatique.
Il y a tout de même des constantes dans ses témoignages. Lassagne ne cesse de confirmer qu'il a effectué une réunion le 19 juin, qu'il a contacté Dugoujon pour obtenir l'accord (soit au soir du 19, soit le lendemain 20), puis qu'il transmet l'information à Larat.
Lassagne assume donc pleinement le fait d'avoir choisi et organisé la réunion.
S'il veut couvrir Aubry ou Aubrac, encore faut-il le prouver de manière indiscutable. Car les variations mineures de ses témoignages concernant ces deux là peuvent très bien s'expliquer par des défaillances mémorielles.
> La petite chose qui différencie Aubrac des autres c'est
> que l'affaire Hardy vient de lui. C'est lui qui a émis
> les premières accusations, entrainant bien vite dans son
> sillage tous les autres, trop contents de ce coupable
> idéal.
Si les Aubrac sont les premiers à accuser Hardy (il serait plus exact de dire que Lucie Aubrac a accusé Hardy, non ?), ils ne sont pas les seuls, puisque dès le 23 juin, le colonel Groussard transmettra au SOE et aux représentants des Mouvements en Suisse, le témoignage d'un de ses agents en place au sein de la Gestapo de Lyon, Edmée Delettraz, un témoignage accablant sur Hardy (au point que ce dernier sera dans l'obligation de faire appel à un faux témoignage pour le réfuter, lorsque viendra l'heure des procès).
Deux filières indépendantes, donc, pour dénoncer Hardy.
Et je ne crois pas que "tous les autres" aient été heureux de dénicher un "coupable idéal" : en temps de guerre, dans la Résistance, lorsqu'un traître est suspecté ou démasqué, il est le plus souvent exécuté. C'est une question d'urgence, pas de justice expéditive en vue de camoufler d'imaginaires trahisons qui se situeraient ailleurs.
Cordialement,
Nicolas Bernard |