Bonjour,
Peu après la parution du livre de Jacques Duquesne, le journal Le Monde, dans son édition du 8 décembre 1966, publiait un article d'Edmond Michelet. Plutôt qu'une recension du livre, Edmond Michelet, résistant, déporté, député, sénateur, ministre à plusieurs reprises, Juste parmi les nations, celui que l'on désignait comme étant « l'aumônier de la France », contextualise l'attitude des catholiques sous l'occupation. [*]
L'article: Voici un ouvrage important. Son auteur, Jacques Duquesne, s’était déjà signalé par un courageux et lucide témoignage, très significatif de l’esprit d’une nouvelle classe de jeunes catholiques devant le cas de conscience que lui posaient certains aspects de la guerre d’Algérie. Plus récemment, un livre de lui sur les Prêtres traitait avec sérénité d’un grave sujet, celui du clergé issu de la guerre et de la Résistance.
Le livre que vient de publier Jacques Duquesne n’est pas seulement indispensable pour bien comprendre l’origine de cette tension qui oppose ceux qu’on appelle dans le monde catholique, et souvent trop sommairement, intégristes et progressistes. Il permet en outre, et c’est plus important, de mieux situer le point de départ de cette évolution qui est à l’origine du renouveau spirituel du catholicisme en général et du nôtre, le français, en particulier. Renouveau aux aspects parfois déconcertants, mais, en profondeur, indiscutable. Vatican II a mis en évidence une vérité que Jacques Maritain, dans son Paysan de la Garonne a soulignée avec d’autant plus d’autorité qu’il l’avait depuis longtemps prévue : l’Eglise est définitivement sortie de l’âge sacral et baroque. Tous les vestiges du Saint-Empire sont liquidés.
Cette « sortie », qui n’est d’ailleurs pas encore entièrement achevée, ne s’est pas faite sans secousses. La dernière, à mon sens, est venue de l’erreur fondamentale qui a été commise lorsque, devant les périls mortels mais rigoureusement parallèles que faisait courir au christianisme un double totalitarisme, le brun et le rouge, on a négligé le premier pour faire passer en première urgence la seule lutte contre le second. Disons tristement les choses tristes : pas plus qu’aux yeux du vieux maréchal, comme l’écrit à propos de Pétain le général de Gaulle sans ses Mémoires, aux yeux de la plupart des responsables du catholicisme « les conséquences idéologiques de la victoire d’Hitler n’entraient guère en ligne de compte ».
Jacques Duquesne prend bien soin de souligner qu’il entend dresser un tableau aussi exact que possible de l’évolution politique des catholiques français sous l’occupation, mais non pas de l’Eglise de France en tant que telle et en corps constitué. Il a sans doute raison. Il n’en est pas moins vrai que la distinction entre hiérarchie et fidèles paraîtra bien subtile aux profanes, qui sont le plus grand nombre. La fameuse « pesanteur sociologique » des catholiques les conduisait hier, ce n’est que trop vrai, à suivre Vichy dans leur ensemble. Mais, pour le dire en passant, ceux qu’étonnent et affligent les sondages d’aujourd’hui dans les mêmes milieux feraient bien de s’interroger. Il n’est pas interdit de penser, après tout, que l’amère expérience des années 40-45 a pu porter ses fruits. En tout état de cause, il y a quelques contradictions à attendre et même parfois à exiger aujourd’hui de la hiérarchie des consignes civiques qu’on se refusait hier à recevoir d’elle et qu’elle ne semble d’ailleurs pas tellement disposée à prodiguer, compte tenu précisément de ce qui s’est passé naguère.
Reste que l’attitude ambiguë de ceux dont le catholiques étaient en droit d’attendre d’impératifs mots d’ordre à l’heure où l’hitlérisme menaçait de submerger ce qui restait de chrétienté (dans le sens péguyste du terme) n’a pas été sans accélérer des tendances qui ne sont pas toutes sans danger. La vieille notion, pourtant indispensable, d’Eglise enseignante fait encore trop souvent sourire certains membres d’une Eglise enseignée qui, compte tenu des souvenirs d’hier, se proclament désormais « adultes ». Le devoir et a fortiori la vertu d’obéissance semblent parfois « déphasés » à ceux dont les événements ont montré que la désobéissance au fameux « pouvoir établi » était la seule attitude moralement concevable en un temps où il était trop clair que la prétention au nom de chrétien c’était le refus de toute connivence, même indirecte, avec l’infamie du racisme et les mensonges du nazisme provisoirement vainqueurs.
Le précieux avantage du livre de Jacques Duquesne, c’est qu’il est écrit par un représentant d’une nouvelle génération. Celle pour laquelle le problème parfois tragique qui se posait aux catholiques il y a maintenant un quart de siècle n’est pas une histoire vécue mais une histoire apprise. Qu’ils s’en défendent ou non, quand les témoins d’un drame en sont aussi les acteurs ils ont parfois bien du mal à conserver leur sérénité et objectivité toujours nécessaires. On s’en est peut-être déjà aperçu dans les réflexions qui précèdent et que viennent de suggérer les pages du très remarquable travail auquel s’est livré le jeune auteur de ces Catholiques français sous l’occupation.
Mais il y a bien d’autres leçons, et moins amères, à tirer de l’ouvrage. La plus importante est sans doute que les catholiques de France ont fait mieux que sauver l’honneur de leur Eglise. Il n’est pas outrecuidant d’avancer qu’ils auraient bien tort de se sentir les moins du monde « complexés » comme le restent parfois certains d’entre eux. Quand ils connaîtront tout ce que leur apprendra Duquesne du comportement de tant d’entre leurs frères, clercs et laïcs, en face du nazisme en action, ils s’apercevront qu’il est peu de familles spirituelles ou politiques à pouvoir présenter un tel pourcentage d’états de service. Irai-je plus loin ? Je ne crois vraiment pas qu’il soit excessif d’avancer que, de l’affreuse saison des lilas et des roses que chantait Aragon pour évoquer l’été 40 jusqu’au sinistre hiver 41, qui fut l’année du plus grand dénuement moral, les militants chrétiens furent parmi les premiers à se rechercher et à se rassembler dans l’ombre de la clandestinité. Pour tout dire, la première résistance en France métropolitaine, chronologiquement parlant, fut une résistance souvent plus religieuse que politique. C’est ce qui ressort, à le bien lire, de l’ouvrage de Jacques Duquesne.
Reste que si au terme de l’aventure le catholicisme français sortit, comme il allait de soi, définitivement admis au sein de la République ainsi que le souligne l’auteur dans sa conclusion, la réconciliation avec les masses populaires n’a pas suivi. C’est malheureusement vrai. Mais ce serait sans doute nous entraîner beaucoup trop loin que d’en rechercher les raisons profondes. On a évidemment le droit de se demander ce qu’aurait donné une condamnation solennelle et spectaculaire de la conjonction des deux totalitarismes entre septembre 39 et juin 41. Tout pouvait être tenté à un moment capital où, comme le rappelait Jacques Maritain dans son A travers le désastre, le machiavélisme du pacte germano-soviétique avait pour un temps désorienté et démoralisé la classe ouvrière et l’avait rendue disponible. Mais était-elle prête pour autant à entendre un appel venu de l’Eglise dont elle s’était depuis si longtemps éloignée ? L’heure de Jean XXIII n’avait pas encore sonné. Et puis, il faut se souvenir aussi de l’extrême confusion des esprits alors, de l’entremêlement des problèmes politiques et religieux, des concordats avec Mussolini et Hitler. En un mot, suivant la formule connue, nous étions vraiment devant une de ces heures où ce n’est pas tant faire son devoir qui est facile que de discerner exactement où il est et en quoi il consiste. Peut-être une occasion providentielle a-t-elle été, en effet, perdue alors …
Mais il est des occasions perdues qu’on a toujours le droit et même le devoir d’essayer de rattraper. C’est sur l’espoir qu’offre à de nouveaux lendemains l’élan missionnaire de l’Eglise dans la ligne de Vatican II, compte tenu, ne l’oublions pas, de l’expérience déterminante des camps et du maquis, que Jacques Duquesne a bien eu raison de conclure son réconfortant ouvrage.
Il est une petite poignée de militants chrétiens qui se souviennent encore avec nostalgie du temps de la pire solitude. C’était le temps où leurs espoirs étaient traités d’insensés par les sages, le temps aussi des premiers contacts avec d’autres fous, les militants communistes dont la solitude était identique à la leur. Ces chrétiens-là, une première expérience leur a déjà appris combien la vertu d’espérance pouvait trouver parfois sa justification. Ils sont reconnaissants à Jacques Duquesne de le leur avoir rappelé. Bien cordialement,
Francis.
[*] La biographie d'Edmond Michelet sur Wikipedia : |