Les chercheurs auxquels je fais référence me paraissent plus sérieux que "Victor Suvorov", alias Vladimir B. Rezun, ex-agent des services de renseignements militaires soviétiques et, à ce titre, s'y connaissant beaucoup en désinformation. Rezun manipule ses sources au service d'une théorie si imaginative qu'elle fait appel à l'intervention de chars volants !
Parmi les mille et une manière d'escroquer son lecteur, Rezun a souvent recours à la citation tronquée. Deux exemples parmi d'autres tout aussi significatifs :
-
"L'Armée rouge des ouvriers et des paysans sera la plus offensive des armées ayant jamais attaqué", cet extrait étant cité, sans indication de coupure, comme issu du Règlement de manoeuvre de l'Armée rouge de 1939, p. 9 (
Le Brise-Glace, Orban, 1989, p. 129). Or, la phrase commence ainsi :
"Si l'ennemi nous impose la guerre" (cf. reproduction intégrale, en français, du paragraphe dans Aimé Costantini,
L'U.R.S.S. en guerre, tome I, Imprimerie nationale, 1968, p. 16). La coupure n'est évidemment pas innocente, puisque ce premier membre de phrase remet totalement en cause la perspective "préventive" de la citation tronquée que livre "Suvorov" à ses lecteurs.
- Page 149 de l’édition française du
Brise-Glace, Rezun cite un rapport de Schulenburg, l’ambassadeur allemand à Moscou :
"Dans le domaine de la politique étrangère, Staline s’est fixé un but d’une importance exceptionnelle qu’il ambitionne d’atteindre tout seul", ce qui sous-entend l’existence d’un projet de conquête de l’Europe qu’aurait percé à jour le diplomate allemand. Or, "Suvorov" a, une fois de plus, tronqué la version exacte du rapport de Schulenburg, de manière à en dénaturer grossièrement la signification :
"Il juge la situation internationale très grave et vient d’assigner à sa politique étrangère un objectif d’une extrême importance qu’il espère atteindre par ses efforts personnels : préserver l’U.R.S.S. d’un conflit avec l’Allemagne" (cité dans
Nazi-Soviet Relations, Departement d'Etat U.S., 1948, p. 338-339).
Ces procédés abondent dans
Le Brise-Glace, quand "Suvorov" ne fait tout simplement pas preuve d'incompétence crasse, notamment lorsqu'il évoque les performances du matériel soviétique. Rezun fait ainsi grand cas des
B.T., chars légers produits en grande quantité par l’U.R.S.S. dans les années trente et dotés d’un système de locomotion combinant chenilles en tout-terrain et roues pour les voies routières, bref le véhicule idéal… pour traverser allègrement les autoroutes allemandes, sachant, bien entendu, que l'U.R.S.S. aurait été entièrement dépourvue de routes (
Le Brise-Glace,
op. cit., p. 28-30).
Le problème est que ce modèle a été développé dès 1931, bien avant la construction des fameuses
Autobahnen, outre que la Pologne, mal desservie, faisait encore tampon entre l’Allemagne et la Russie. Pour la petite histoire, les Soviétiques étaient parvenus à se procurer les plans du système de propulsion chenilles-roues chez un concepteur américain au bord de la faillite, John Walter Christie, à la suite du refus des autres industriels occidentaux de leur allouer contrats et brevets.
En vérité, un tel modèle correspondait aux attentes de l'Etat-Major soviétique dans la mesure où ce dernier l'estimait, contrairement à ce qu'écrit Suvorov, totalement adapté à la configuration russe. Les graves lacunes du système ferroviaire soviétique - que les plans quinquennaux combleront partiellement -, et l'usure rapide des chenilles, les avait conduits à privilégier un compromis, à savoir ce char capable d'utiliser un système de locomotion sur roues pour prolonger l'amortissement des chenilles et prévenir une saturation des réseaux ferrés. Soulignons que les pays occidentaux avaient effectué le même calcul, à cette époque, les Suédois parvenant à élaborer des véhicules blindés particulièrement novateurs, à savoir les
Landverk L-5 et
L-30. Moscou avait, de surcroît, reçu des informations selon lesquelles les Polonais s'apprêtaient à développer des tanks selon le brevet de Christie, de tels engins étant jugés capables, par les cerveaux de l'Armée rouge, d'effectuer des manoeuvres offensives sur le territoire soviétique - sur ces éléments, voir
Alexeï V. Isaev, Antisuvorov, 2004, chapitre 6.
Les
B.T. pouvaient évidemment circuler en territoire soviétique, et ont participé d'ailleurs à la bataille du Khalkin-Gol contre les Japonais en août 1939. Au demeurant (quel mot adéquat), "Suvorov" attribue à leur utilisateur, le général Joukov, un mécontentement devant la prétendue impossibilité de les faire rouler ailleurs que sur la chaussée, à cette occasion (
Le Brise-Glace,
op. cit., p. 29). Or, dans ses Mémoires, Joukov faisait simplement remarquer qu'ils
"s'enflamment trop facilement" (Maréchal Joukov,
Mémoires, vol. I, Fayard, 1970, p. 249)...
L’on retrouve une "erreur" similaire de Rezun dans son évocation du "mystérieux" char
A-20, désignant un projet de tank combinant roues et chenilles, au blindage bien plus renforcé que celui des
B.T., et amené à devenir le
"roi de la route". Avec de tels blindés, soutient-il, l’Armée rouge aurait combiné rapidité et puissance de combat, de manière à déferler plus facilement, plus rapidement aussi, sur l’Allemagne. Le problème est qu’un tel engin, conçu en 1938, est en fait demeuré à l’état de prototype, abandonné au profit du
T-34. Quant à cette énigmatique lettre "A", qui aurait signifié "autoroute" pour Rezun, elle traduisait en fait l'origine géographique du prototype, à savoir une usine de Kharkov - cf. Isaev,
Antisuvorov, chapitre 6,
op. cit..
On pourrait accumuler les exemples de manipulations et d'inexactitudes. Il est bien évident que le livre de "Suvorov" relève, comme je l'écrivais voici deux ans, de la
"science-fiction idéologique", et pas de l'Histoire.
Pour revenir sur l'état effectivement déprimant de l'Armée rouge en 1941, voici quelques précisions sur les chars et les avions :
1) Les tanks
L’écrasante majorité du parc blindé, en 1941, est dépassée : les chars rapides
B.T. 5 et
7 et légers
T 26 comme les engins multi-tourelles
T 28 et
T 35 l’emportent certes sur les
Panzer I et
II, mais ils ne font pas le poids face aux nouveaux
Panzer III et
IV en nombre croissant. Le constat est d’autant plus déprimant que 29 % de ces engins nécessitent une révision complète, et que 44 % ont besoin d’une réparation lourde, ce qui est impossible à envisager, faute de pièces détachées (Costantini,
L'U.R.S.S. en guerre, vol. I,
op. cit., p. 55). L'outillage, les pneus font défaut (Lopukhovski,
Ijun 1941.,
op. cit., p. 471-473).
Une note d’espoir, néanmoins, se matérialise sous la forme de nouveaux modèles de char moyen, le
T 34, et de char lourd, le
KV. Le premier cumule les qualités : mobile, maniable, bien protégé, bien armé, il l’emporte sur tous ses adversaires potentiels. Le second est un véritable monstre d’acier : déplaçant près de 50 tonnes, il est presque invulnérable. Mais à la veille de l’attaque allemande, et malgré la relance de la production de ces modèles, l’Armée rouge ne compte que 967
T 34 et 508
KV, au demeurant éparpillés dans les différents corps mécanisés (Costantini,
L'U.R.S.S. en guerre, vol. I,
op. cit., p. 55). Par ailleurs, il faudra encore de nombreux mois pour en faire des engins réellement fiables.
2) Les avions
Le constat est tout aussi inquiétant quant à l’armée de l’air. Sur le papier, elle dispose, certes, de quatre à cinq fois plus d’avions que la
Luftwaffe. L’ensemble est réparti, dans les régions frontalières, au sein de 32 divisions aériennes. Mais l’équipement est souvent daté ou presque hors d’usage et, là encore, le commandement manque d’expérience : 91 % des commandants d’aviation ont été affectés à leurs unités depuis moins de six mois, et 65 % exercent leurs fonctions d’officiers depuis moins d’un an. Manque de coordination et de pratique caractérisent les pilotes, dont le moral n’est pas au plus haut : 18 % seulement sont capables de voler par temps défavorable, et seuls 19 % sont aptes au vol de nuit, sachant qu’en moyenne, l’ensemble affiche de 4 à 15 heures de vol à peine (Lopukhovski,
Ijun 1941.,
op. cit., p. 491). La Guerre d’Hiver a prouvé, aux termes d’un rapport allemand, que l’aviation rouge s’était révélée
"inefficace contre la minuscule aviation finlandaise". D’autant qu’en 1941 les aérodromes sont mal entretenus, certains, trop proches de la frontière, se trouvent même à portée de l’artillerie nazie - voir Lopukhovski,
Ijun 1941.,
op. cit., p. 490, et dans l'ensemble David Glantz,
Stumbling Colossus. The Red Army on the Eve of World War, Univ. Press of Kansas, 1998, p. 184-204.
Le matériel est dans l’ensemble qualitativement dépassé par celui de la
Luftwaffe et cette obsolescence touche 80 % des modèles : les chasseurs
Polikarpov I 15 ou
I 16 sont incapables de grimper à haute altitude, tandis que les bombardiers légers
S.B. ont une capacité d’emport offensif trop faible pour être réellement efficaces. Certes, comme pour les chars, de nouveaux prototypes sortent des usines, mais ils sont encore loin de massivement équiper les escadrilles russes, du fait des dysfonctionnements de l’industrie russe, aggravés par les arrestations massives d’ingénieurs sous la Grande Terreur, tels les prestigieux Tupolev et Petliakov (déportés en 1937). Le bombardier
Petliakov Pe 2, le bombardier tactique
Ilyouchine Il 2 Stormovik et le chasseur
MiG 3 n’apparaissent qu’en 1940. Et encore, au 1er juin 1941, l’industrie soviétique n’en aura produit que 2 653, tous modèles confondus. C’est à peine la moitié du résultat attendu.
Dernier point, relatif au transfert d'usines. Il est déclenché en catastrophe dans les semaines qui suivent l'invasion allemande, et quoique relativement efficace, révèlera finalement à quel point l'industrie de guerre soviétique a été surprise par le conflit avec l'Allemagne. La production ne redémarrera à plein régime qu'au bout de plusieurs mois, après avoir connu son niveau le plus bas en novembre 1941. De sorte qu'en décembre, le quart des chars moyens et lourds de l'Armée rouge est d'origine britannique (361 sur 1.400) - voir Alexander Hill,
The Great Patriotic War of the Soviet Union, Routledge, 2009, p. 84.
Joukov pourra ultérieurement décrire ces carences intervenant lors des premières semaines de 1942 (
Mémoires, vol. I,
op. cit., p. 522-523) :
"Les ressources de notre pays étaient dans leur ensemble extrêmement limitées. Les besoins des troupes ne pouvaient être encore satisfaits comme la situation et la mission l’exigeaient. Ceci à un point tel que chaque fois que nous étions convoqués à la Stavka, c’était littéralement en suppliant le commandement suprême que nous obtenions des fusils antichars, des pistolets mitrailleurs P.P.C., 10 à 15 pièces antichars, le minimum nécessaire d’obus et de projectiles de mortiers, tout ce qui était aussitôt chargé sur des véhicules auto et envoyé à l’armée la plus nécessiteuse. La situation était particulièrement mauvaise en ce qui concerne les munitions. C’est ainsi que sur les envois de munitions prévus pour la première décennie de janvier le Front ne reçut que 1 % des projectiles de mortiers de 82 mm, 20 à 30 % de projectiles d’artillerie. Et pour l’ensemble du mois de janvier, 2,7 % des obus de mortiers de 50 mm, 36 % de projectiles de mortiers de 120 mm, 55 % de projectiles de mortiers de 82 mm, 44 % de projectiles d’artillerie. Le plan de février ne fut pas complètement exécuté. Pas un wagon ne fut reçu sur les 316 dont l’envoi était prévu pour la première décennie. Certaines unités d’artillerie durent être partiellement reportées en arrière faute de munitions. On aura probablement de la peine à le croire, mais nous étions arrivés à fixer 1 ou 2 coups par pièce et par jour la consommation en munitions. Et cela, notez-le, en période offensive !"