S'agissant du voisinage, bien des biographes en font mention, mais effectivement, aucun n'émet d'autre déduction que celle faisant de Canaris un Résistant en mal de sensations fortes, se plaisant à se rapprocher d'Heydrich pour mieux le duper, ou un homme attaché à la défense des intérêts de sa propre administration - et évitant de s'attaquer frontalement au S.D., quitte à faire du cheval avec son rival ou à organiser des soirées mondaines.
La thèse développée ici me paraît cohérente et me séduit assez, mais il me faudrait davantage que des suppositions pour être pleinement convaincu. A cet égard, la seule relecture des faits ne vaut pas démonstration, en particulier quand ces faits peuvent recevoir une explication alternative et tout aussi crédible.
Ainsi, que Canaris, torturé ou non, demeure en vie ne constitue pas en soi l'indice d'un traitement de faveur découlant de son ancien statut d'indicateur. Il peut tout aussi bien s'agir, pour le S.D., de ne pas s'attaquer sans preuve à un monument de l'appareil militaire conservateur, sachant que l'on ne peut jamais exclure une manipulation des services d'espionnage étrangers...
Les preuves à charge faisaient effectivement défaut, jusqu'à ce qu'un officier nazi découvre, début avril 1945, le Journal tenu par Canaris et détaillant ses activités de conspirateur. D'après l'ensemble des biographes, c'est cette découverte qui scelle le destin de Canaris, alors détenu au KZ de Flossenburg. Kaltenbrunner communique cette information à Hitler le 4 avril, qui aurait aussitôt réclamé "l'extermination immédiate des conspirateurs" ("sofortige Vernichtung der Verschwörer"). Le temps de réunir une pseudo-cour martiale et de dépêcher deux tueurs à Flossenburg, l'ordre est finalement un fait accompli le 9 avril.
Bien sûr, ces faits peuvent constituer une coïncidence, et s'intégrer à une démarche hitlérienne tendant à mettre en avant les S.S. dans les négociations avec les Alliés, ce qui implique de liquider les alternatives plus présentables et conservatrices. Il n'en demeure pas moins que l'interprétation traditionnelle de la chute de Canaris demeure tout aussi cohérente et crédible. Et, après tout, d'autres personnalités "phares" (et aussi ambivalentes) de l'opposition conservatrice détenues dans les camps, telles que Halder ou Schacht, n'ont pas été exécutées, elles.
Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas, pour moi, de sombrer dans une logique purement judiciaire et de réclamer instamment des preuves directes de la collusion Hitler-Canaris, même s'il serait évidemment essentiel d'en posséder. Au regard des pratiques criminelles et secrètes en usage au sein du pouvoir nazi, je conviens de ce qu'une telle requête a d'illusoire. Pour autant, rien n'interdit de partir d'éléments indirects pour dresser de Canaris un portrait d'ensemble, ce que me semble être la démarche d'Eric Kerjean.
A cet égard, il me paraît intéressant de résoudre certaines faiblesses apparentes de sa thèse, en s'attaquant notamment à la période où Canaris est emprisonné. Admettons que son arrestation soit destinée à donner le change, aussi bien aux Alliés qu'à l'intérieur. Admettons qu'il soit même relativement bien traité pour services rendus au Reich. Admettons que sa pendaison s'inscrive dans les péripéties diplomatiques de Hitler au printemps 1945. Le fait est qu'il est interrogé, cuisiné même, et que pas un instant, me semble-t-il, il ne revendique avoir été un indicateur. C'est là un élément qui me paraît fondamental. D'où ma question : que révèlent les archives du S.D., sur ce point précis ? |