Déterminer les projets de Staline n'est jamais aisé. Sans nier son attachement au communisme, je ne vais pas jusqu'à conclure que le
Vojd était un révolutionnaire dans l'âme. En politique étrangère surtout, il navigue à vue, réagit au coup par coup, s'obstine dans certains choix, avant de changer brutalement de stratégie lorsqu'il se retrouve dans une impasse. Boukharine avait, à mon sens, parfaitement raison, lorsqu'il confessait à Kamenev, au soir du 11 juillet 1928 :
"Staline est un intrigant sans principe qui subordonne tout au fait de se maintenir au pouvoir. Il change de théorie d'après la personne qui doit être éliminée au moment donné." (cité
in Jean-Jacques Marie,
Staline 1878-1953, Librio, 2003, p. 48)
Pour revenir au pacte germano-soviétique, le maître du Kremlin confie certes à Dimitrov, Secrétaire général du
Komintern, le 7 septembre 1939, en présence de Molotov et Jdanov, qu'il n'a rien contre le fait que les pays capitalistes
"se combattent un bon coup et qu'ils s'affaiblissent l'un l'autre. Ce ne serait pas mal si, grâce à l'Allemagne, la situation des pays capitalistes les plus riches était ébranlée (en particulier l'Angleterre). Hitler, sans le comprendre, ni le vouloir lui-même, ébranle, sape le système capitaliste." (Dimitrov,
Journal, Belin, 2005, p. 339).
Ces propos établissent qu'un tel calcul n'a pas échappé à Staline, mais apparaissent surtout comme une instruction formulée à un Dimitrov convoqué en catastrophe au Kremlin après deux semaines d'errements de la propagande. Il s'agit principalement, selon moi, de délivrer un nouveau mot d'ordre à l'Internationale, qui le communiquera à la
"classe ouvrière" (ce qu'établit la suite du Journal de Dimitrov), et d'apporter une caution idéologique à une décision récente, purement pragmatique, à savoir la conclusion d'un pacte de non-agression avec Hitler.
En d'autres termes, le dictateur soviétique ne peut que se réjouir de voir les nazis et les Anglo-Français se déchirer, moins parce qu'ils affaiblissent le système capitaliste que parce que l'U.R.S.S. reste en dehors de ce conflit, et peut donc profiter de ce répit pour renforcer sa sécurité et, éventuellement, apparaître en position de force par la suite (avec, en pratique, la relative inefficacité que l'on sait, faute de temps). A cet égard, la défaite de la France, en juin 1940, constituera une douloureuse surprise, au point que durant tout le mois de juillet 1940 le Kremlin hésitera sur la marche à suivre (ce que reflète à mon sens l'affaire de la reparution de
L'Humanité en France à la même époque), avant de confirmer avec force le 2 août 1940 le caractère
"amical" des relations germano-soviétiques. Jusqu'alors, l'U.R.S.S. fournissait certes à l'Allemagne une aide économique, et avait entamé un début de collaboration policière en Pologne, mais la presse soviétique avait également publié des remarques favorables aux Anglo-Français (voir sur ce point Natalia Vassilieva, "Le Front occidental de la "guerre européenne" vu de Moscou - avril-juillet 1940",
in Georges-Henri Soutou & Emilia Robin Hivert,
L'U.R.S.S. et l'Europe de 1941 à 1957, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2008, p. 25-33).
L'on aurait, en toute hypothèse, tort de tenir compte du "discours" de Staline au
Politburo du 19 août 1939. Ce document, rendu public par l'agence Havas en septembre 1939, est, en effet, un faux, comme l'a parfaitement établi
Sergeï Slutsch, "Stalins „Kriegsszenario 1939": Eine Rede, die es nie gab. Die Geschichte einer Fälschung", Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 2004/4, p. 597-636. Plusieurs arguments me semblent, à ce titre, irréfutables :
1) Le
Politburo, qui, selon le faux diffusé par l'agence Havas, aurait également invité des dirigeants russes du
Komintern, ne s'est pas réuni ce jour là, comme l'atteste la documentation soviétique, plus particulièrement le registre des visites du Kremlin à cette date (Bernd Bonwetsch, "Stalins äusserungen zur Politik gegenüber Deutschland 1939-1941",
in Gerd Ueberschär et Lev Bezymensky,
Der Deutsche Angriff auf die Sowjetunion. 1941. Die Kontroverse um die Präventivkriegsthese, Primus Verlag, 1998, p. 149).
2) Cette instance n'était d'ailleurs plus, à l'époque, qu'une coquille vide, laquelle ne s'est réunie qu'à deux reprises en 1939, au profit d'un système de commandement plus éclaté, dans lequel Staline était l'unique décideur, ses résolutions étant communiquées aux seuls de ses collaborateurs qui avaient à les mettre en pratique - voir à ce titre Oleg Khlevniouk,
Le Cercle du Kremlin. Staline et le Bureau politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir, Seuil, 1996. L'on voit dès lors mal pourquoi le maître de l'U.R.S.S. prendrait la peine de sortir du placard une instance agonisante, dévastée par la grande Terreur, même pour faire avaliser une décision aussi lourde de conséquences que le pacte germano-soviétique.
3) Quoique informé de ces détails, Suvorov-Rezun, qui s'appuyait sur ce discours pour démontrer que Staline se serait servi de Hitler comme d'un pion pour affaiblir l'Ouest (!) - voir
Le Brise Glace, Olivier Orban, 1992, p. 50-53 - a tout de même maintenu que le
Politburo s'était réuni le 19 août 1939. Tout d'abord, il s'est référé à un article de feu le général Dimitri Volkogonov (auteur d'une fameuse biographie de Staline parue chez Flammarion en 1990) et qui, dans les
Izvestia du 16 janvier 1993, aurait reconnu, après recherche aux archives, qu'une telle session avait été organisée ce jour là (Viktor Suvorov,
The Chief Culprit. Stalin's Grand Design to Start World War II, Naval Institute Press, Annapolis, 2008, p. 109). En vérité, Volkogonov évoquait une simple
décision prise au nom du
Politburo, pas une
réunion, laquelle décision consistant simplement à reporter la mobilisation dans l'Armée rouge des ouvriers affectés à la construction du chemin de fer Akmolinsk-Kartali (Slutsch,
op. cit., p. 613)... Non content de commettre cette escroquerie, Suvorov/Rezun a ajouté que le "discours" de Staline avait été retrouvé au sein des archives russes, mais il s'agissait en fait d'un document issu de fonds français saisis par les Allemands en 1940, et à leur tour récupérés par l'Armée rouge !
4) Le discours est censé avoir été prononcé en présence des dirigeants russes du
Komintern, et, selon l'agence Havas,
"le Politbureau prit une décision chargeant le président du Komintern
Manouilski d’élaborer avec le secrétaire Dimitrov et sous la direction de Staline lui‑même, les instructions appropriées à donner au parti communiste à l’étranger". Or, la direction du
Komintern, ce qui inclut Manouilski, sera tenue dans l'ignorance des événements conduisant au Pacte. Le 22 août, le secrétariat de l'exécutif de l'Internationale se contente d'adopter une résolution accusant les Franco-Britanniques de retarder la conclusion d'un accord avec l'U.R.S.S., et dénonçant les agresseurs fascistes, incluant l'Allemagne nazie, message répercuté par la presse communiste européenne les 48 prochaines heures (Pierre Broué,
Histoire de l'Internationale communiste 1919-1943, Fayard, 1997, p. 735-736). Deux semaines durant, les chefs de cette organisation sont incapables d'élaborer une ligne cohérente, et ce n'est que le 8 septembre 1939 que les mots d'ordre sont enfin fixés, à savoir que les Partis communistes doivent s'opposer à la guerre impérialiste, notamment en refusant de voter en faveur des crédits militaires (
ibid., p. 737). Un tel cafouillage démontre que le
Komintern ne pouvait savoir, au soir du 19 août 1939, que Staline allait conclure un pacte avec Hitler, et constitue une autre preuve de la falsification. Comme le suggère M. Slutsch, les faussaires ont sans doute succombé à la bonne vieille logique anticommuniste de la période, surestimant considérablement le rôle de l'Internationale dans les affaires diplomatiques.