L'ex-anonyme part d'un fait exact, à savoir que les trois quarts des Juifs de France ont échappé à la déportation (75.000 ont tout de même été assassinés), pour affirmer, sans évidemment le démontrer, que le responsable d’un tel "taux" de sauvetage n’est autre que Vichy,
affirmation dont les historiens ont fait litière.
A ce titre, l'ex-anonyme se livre, comme d'habitude, à une macabre comptabilité des "taux" d'extermination des autres zones géographique de l'Europe nazie.
Ce faisant, comme je n'ai cessé de le répéter, il met sur le même plan des situations qui ne sont en rien comparables. Comme le souligne Raul Hilberg dans
La Destruction des Juifs d'Europe (Quadrangle Books, 1961, puis Holmes & Meier, 1985 et Fayard, 1988, pour la version française), la politique de déportation menée par les nazis évolue selon les aires géographiques, et du traitement que Hitler compte leur réserver, en temps de guerre et après guerre.
"Les communautés juives du Yiddishland (Pologne, Ukraine, Bielorussie, Pays baltes) ont été anéanties à un tel point que la langue yiddish a pratiquement disparu. Le taux d’extermination atteint des proportions supérieures à 95 %", fait remarquer l'ex-anonyme. C'est oublier que ces exterminations massives s'inscrivent dans une entreprise de remodelage racial menée à l'Est en vue de l'annexer et de le coloniser,
comme je l'ai rappelé ici.
Les Juifs de Pologne sont particulièrement vulnérables, ayant tous été regroupés dans des ghettos dès l'automne 1939, et face à un appareil répressif allemand bien plus dimensionné qu'en France. De même les Juifs soviétiques doivent-ils faire face à de véritables unités mobiles de tuerie assistées par l'armée et l'
Ordnungspolizei,
dans un espace ex-soviétique où règne la loi du plus fort, donc celle des nazis.
Or la France relève d'une réalité géographique et d'une logique politique différentes. A l'inverse de la Pologne et des territoires soviétiques occupés, les Allemands ont consenti à ce que s'y maintienne un gouvernement national, lequel chapeaute une zone "libre". En effet, Hitler, vis-à-vis de la France, doit afficher une relative modération pour montrer aux Occidentaux qu'il ne cherche pas à détruire l'Occident. A ce titre, il n'est pas dans l'intention des Allemands d'annexer la France, alors que pour eux la Pologne a cessé d'exister en tant qu'Etat, et bientôt en tant que nation, puisque promise à devenir une terre de colonisation. Notre pays n'en doit pas moins devenir un Etat satellite, dont les ressources seront pillées - voir, à ce propos, Eberhard Jäckel,
La France dans l'Europe de Hitler, Fayard, 1968, Andreas Hillgruber,
Hitlers Strategie. Politik und Kriegführung 1940/41, Bernard & Graefe, 1965 (rééd. 1993), et Raul Hilberg,
La Destruction des Juifs d'Europe,
op. cit.
Bref, il est inepte de tenter de comparer la France à la situation de l'Europe orientale, dans la mesure où les ambitions nazies, sur lesquelles se calque la politique du Reich, sont différentes d'une aire d'occupation à l'autre. A tous points de vue, le régime de Vichy permettait aux Allemands de faciliter la politique d'occupation, que ce soit en termes économiques ou raciaux, dès lors que ce gouvernement d'extrême droite se révélait encore plus royaliste que le roi en matière de "question juive", tout en se mettant au service de l'occupant au nom d'une conception pro-allemande de l'Europe nouvelle.
Dans cette logique, les Allemands ne peuvent se permettre, en 1942, de jeter le masque et de passer à une administration directe du pays. S'agissant de déporter les Juifs, ils ont besoin de l'Etat français, pour donner à la déportation un visage hexagonal, et éviter ainsi que les foudres de l'opinion publique ne s'abattent directement sur eux. Ils n'ont d'ailleurs aucune raison de chercher à forcer Vichy, sachant que l'Etat français se révèle des plus antisémites. Pourquoi donc brusquer un tel allié quand, en négociant, on peut l'amener à être encore plus zélé ? Comme l'avait déclaré Hitler le 1er août 1939,
"il y a deux choses qui peuvent unir les hommes : les idéaux communs et la criminalité partagée". En l'espèce, l'Allemagne et Vichy partageaient, déjà, un idéal commun. Il ne manquait plus qu'à partager la criminalité. Des obstructions vichystes pouvaient, au contraire, gêner l'action de l'occupant, qui n'aurait pu se servir avec la même facilité de l'administration nationale.
Ce calcul se révèle plus que judicieux. Ainsi que je l’ai déjà expliqué à plusieurs reprises, Vichy a, dès 1940, mis en œuvre contre les Juifs
une politique d’exclusion, de fichage et d’expropriation, tant par antisémitisme national que par
souci de plaire au nouveau vainqueur qu’était l’Allemagne hitlérienne (voir également
cet article de Francis Deleu). Désireux d’
expulser en premier lieu les Juifs étrangers, ce en 1942, Vichy saisit
l’opportunité offerte par les Allemands, qui réclament la déportation de 100.000 Juifs de France cette même année pour les exterminer en Pologne (le chiffre sera ramené à 40.000 pour la première phase, au regard des difficultés de transport ferroviaire) et conclut avec Berlin
l’accord suivant: 40.000 Juifs étrangers,
enfants inclus, devront être
arrêtés par la police française en zone occupée et en zone « libre »,
internés et
livrés aux Allemands.
Il a été convenu des deux côtés que les Juifs français feraient partie des contingents de déportés suivants. Mais les rafles de juillet-août 1942 scandalisent l’opinion, qui pousse Vichy à réduire ses prétentions
après une tentative de répression qui tournera court.
De fait, le gouvernement français va durcir son refus de livrer les Juifs français, tout en poursuivant, au cours de l’automne, les rafles de Juifs étrangers. Les revers militaires de l’Axe encouragent de moins en moins l’Etat français à se compromettre (
notamment sur la question des dénaturalisations), rendant plus difficiles les opérations nazies contre les Juifs, même si au total 75.000 Juifs de France périront assassinés. Vichy ne mène, par ailleurs, aucune stratégie de sauvetage organisé, se bornant, en 1943-1944, à réduire sa participation aux rafles. Les sauvetages sont en fait le résultat d’une multitude d’actions individuelles courageuses, qui ne doivent rien à une planification élaborée par le clan Pétain-Laval.
Qu'importe ces faits, constamment rappelés à l'ex-anonyme. Il persiste dans sa volonté de comparer ce qui n'est pas comparable, même en Europe de l'Ouest ou en Europe balkanique.
Ainsi le taux d'extermination des Juifs de Belgique est-il de 50 %, précise l'ex-anonyme, ce qui est inexact dans la mesure où ce sont 25.000 Juifs, essentiellement concentrés à Anvers, qui ont été déportés en 1942, sur une communauté juive oscillant entre 60.000 et 80.000, voire 100.000 âmes. Il y a eu collaboration policière des autorités belges pour déporter les Juifs étrangers, mais les Allemands ont du interrompre leurs opérations parce que l'opinion publique avait protesté, et qu'il s'agissait, comme en France, d'exploiter ce pays en toute tranquillité. Voir Hilberg,
op. cit., et Maxime Sternberg,
La persécution des Juifs en Belgique 1940-1944, Complexe, 2004. Ce sont des impératifs politiques (ne pas trop mécontenter le peuple occupé) qui ont freiné les Allemands, sachant que la Belgique, à l'inverse des Pays-Bas, n'était pas destinée à être annexée (ayant été placée sous administration militaire).
"Aux Pays-Bas, le taux d’extermination atteint 83 %", rappelle-t-il, et se permet d'ajouter :
"Or, confronté aux cas des autres pays où les Allemands étaient encore moins nombreux qu’en France, comme en Hollande (mais aussi et bien plus encore en Pologne ou en Grèce), Bernard, après Kaspi, répond : oui mais la Hollande n’a pas de montagnes ni de forêts où les juifs pouvaient se cacher comme en France." Il oublie, comme d'habitude, que les Pays-Bas relèvent d'une situation qui n'est en rien comparable à celle de la France, et que Raul Hilberg, dont il dénature grossièrement les analyses (j'y reviendrai), l'a précisément rappelé.
D'après Raul Hilberg (op. cit., p. 490), deux facteurs jouent contre les Juifs des Pays-Bas. Tout d'abord,
"les Juifs hollandais étaient vulnérables du fait de leur situation géographique. La Hollande est un pays plat et, hormis les régions marécageuses du littoral, il n'existe pas de forêts ni de sites naturels offrant un refuge. A l'est, le pays avait une frontière commune avec le Reich, au sud avec la Belgique occupée, et le nord et l'ouest s’ouvraient sur la mer. La communauté juive, forte d’environ 140.000 âmes, s'était principalement établie dans les provinces côtières de la Hollande du Nord et du Sud, surtout dans les villes, Amsterdam comptant à elle seule 80.000 Juifs. Les Juifs hollandais vivaient déjà dans un piège." Hilberg ajoute qu'
"un second facteur catastrophique jouait contre les Juifs hollandais: l'efficacité de l'administration allemande dans ce pays", sachant que selon lui
l'appareil de destruction nazi y comptait des effectifs supérieurs à ceux de la France. Il faut y ajouter un troisième facteur : le fait que la communauté juive de Hollande soit deux à trois fois inférieure à celle de la France métropolitaine.
Bref, les Juifs de Hollande sont moins nombreux, plus concentrés, et doivent faire face à plus de policiers nazis, ce dans un pays infiniment plus petit que la France.
Mais poursuivons.
"En Serbie, c’est toute la communauté juive qui a été assassinée :100%" : l'ex-anonyme oublie là encore quelques éléments décisifs qui faussent en fait la comparaison. En l'occurrence, la Serbie compte une communauté juive peu importante (16.000 âmes), et ce pays ne fait pas l'objet d'un traitement de faveur particulier de la part de l'Allemagne, qui a dépecé la Yougoslavie et y mène une politique répressive qui ne s'embarrasse d'aucune considération morale ou populaire. La Serbie, en effet, est placée sous administration militaire, laquelle, assistée par un gouvernement collaborateur antisémite dirigé par le général Nedic, se révèle infiniment plus répressive envers les Juifs que la
Wehrmacht à l'Ouest, dans la mesure où, sous couvert de lutter contre les partisans, l'armée allemande procède à des rafles et des exécutions massives de Juifs dès 1941, cette politique s'aggravant en septembre de cette même année. Bref, il est inepte de chercher à mettre la France sur le même plan que les Balkans, où les Allemands ne rechignent pas à appliquer une stratégie de maintien de l'ordre identique à celle pratiquée dans les territoires soviétiques occupés.
Descendons plus au sud, et abordons l'affirmation de l'ex-anonyme selon laquelle,
"en Grèce, cette communauté, rassemblée à Salonique, fut également entièrement liquidée". Là encore, cette situation n'est pas comparable avec celle de la France : la communauté juive de Salonique compte sept fois moins de Juifs que la France, et se trouve concentrée dans un espace géographique réduit. Les déportations sont facilitées par le rôle, controversé, du grand rabbin Zvi Koretz, qui collabore aux menées de l'occupant et dont la légitimité limite les velléités de résistance des Juifs promis à la mort. Bref, espace plus réduit, Juifs beaucoup moins nombreux, grand rabbin collaborateur, autant d'éléments qui permettent aux Allemands de procéder à l'extermination dans la plus grande facilité, à l'inverse du cas français.
Pour finir, l'ex-anonyme remonte au nord de l'Europe, et cite l'exemple danois, ce qui est proprement curieux car cet épisode de la "Solution finale", que j'ai relaté
dans cet article, est au contraire la preuve irréfutable que lorsque les nazis se heurtent à une résistance généralisée de l'Etat et de la population, ils ne peuvent procéder à des déportations. En France, la population a résisté, au contraire de l'Etat, qui a allègrement collaboré.
Bref, l'ex-anonyme compare ce qui n'est pas comparable, joue avec les chiffres, fait dire aux historiens ce qu'ils n'écrivent précisément pas. Pas de surprise.