... de déterminer le ou les bilans mortuaires laissé(s) par l'Union soviétique. Yakovlev lui-même ne s'attarde guère sur les chiffres, précisant cependant qu'à ses yeux les statistiques de la déportation et des assassinats de masse telles que révélées par les enquêtes internes soviétiques au cours des années cinquante ont été sous-estimées. Il ajoute que n'ont pas été prises en compte celles relatives aux détenus de la police politique, dont les prisons étaient pourtant bondées.
Il n'en demeure pas moins que les chiffres avancés selon les chercheurs et les avancées de l'historiographie sont évolutifs, passant de plusieurs dizaines de millions de victimes si l'on en croit les premiers travaux de Robert Conquest sur la seule Grande Terreur à plusieurs millions à en croire les recherches les plus récentes, incluant celles de Nicolas Werth. Quoi que l'on en dise, nos connaissances sur l'Union soviétique, malgré la qualité des études antérieures à la chute du Mur, et le "grand bond en avant" causé par l'ouverture provisoire des archives soviétiques dans les années 1990, demeurent encore, sur certains points dont celui de la détermination du nombre de victimes, à l'état de controverse.
La nature même de la culpabilité soviétique est de nature à être débattue, sur certains épisodes de la sanglante histoire de la Russie communiste. A titre d'exemple, même si la guerre civile russe a été déclenchée par Lénine et ses sbires, il est à mon sens peu pertinent d'attribuer à leur camp la totalité des pertes que cette gigantesque déchirure a causées (en particulier les massacres antisémites perpétrés par des armées blanches).
Le second exemple que je mentionnerai, à savoir le cas des prisonniers de guerre allemands, est, à mon sens, tout aussi révélateur de ces difficultés conceptuelles, qu'il serait faux de ramener à du pointillisme académique. Si peut-être un million d'entre eux, au maximum, n'ont pas survécu à leur capture ou à leur détention de 1941 à 1956, et si l'U.R.S.S. n'a pas pleinement respecté les conventions internationales, il importe tout de même de rappeler que Hitler porte une lourde part de responsabilité dans cette affaire.
Rappelons en effet que, le 1er juillet 1941, le Conseil des Commissaires du Peuple ordonne à l’Armée rouge de traiter les captifs allemands conformément aux conventions internationales. Le Directoire militaire pour la Santé de l’Armée rouge préconise également d’accorder des soins aux prisonniers blessés ou malades, tandis que le chef de l’Etat-Major général de l’armée soviétique, Boris Chapochnikov, recommande de mettre un terme aux vols d’effets personnels des captifs. Le 17 juillet 1941, Moscou communique à Berlin, par l’entremise de la Suède, une note proposant de mettre les deux belligérants d’accord sur le principe du traitement des prisonniers en application des Conventions de La Haye (1907) et Genève (1929). Or, Hitler va rejeter cette offre le 25 août 1941, ce en toute connaissance de cause.
Ce rejet favorise sans doute la propagande soviétique, qui se répand en messages de haine patriotique envers "l’envahisseur germano-fasciste", les Allemands étant assimilés à des "bêtes sauvages", des "rats affamés". Mais Staline n'en oscille pas moins, à cette époque, entre son désir de manifester sa bonne volonté envers le Reich, dans l’éventualité de négociations au sommet, et sa volonté de soulever les masses contre l’agresseur. Alors que Molotov, dans son discours du 22 juin 1941, distinguait soigneusement nazis et peuple allemand, son chef procède de moins en moins avec subtilité. "Ce n’est pas seulement une guerre entre deux armées, affirme-t-il le 3 juillet 1941. C’est aussi une guerre entre le peuple soviétique tout entier et les troupes germano-fascistes […] qui ne connaît aucune compassion pour l’ennemi." Le 6 novembre 1941, il renchérit, proclamant que l’objectif des Soviétiques est "d’annihiler tous les Allemands qui ont pénétré sur notre territoire en qualité d’occupants, jusqu’au dernier". Rien d’étonnant, dans ce contexte, à ce que la troupe se croie occasionnellement tout permis et massacre des prisonniers, au point que le 23 janvier 1942 Staline doit modérer les ardeurs de ses hommes par son Ordre n°55 : "L’Armée rouge fait prisonniers les officiers et soldats allemands quand ils se rendent".
Bref, nous avons affaire une politique bien plus ambiguë que celle qui nous est souvent dépeinte (une élimination quasi systématique, à base de torture ou de déportation inhumaine), où il faut prendre en compte le refus catégorique de Hitler de soumettre les prisonniers de guerre des deux camps aux conventions internationales, de même que les difficultés économiques et alimentaires endémiques de l'Union soviétique, considérablement aggravées en temps de guerre, une guerre où elle jouait tout simplement sa survie. Et à supposer que Hitler ait finalement accepté l'offre de Staline de faire appliquer réciproquement la convention de Genève, le Kremlin aurait sans doute été amené à sacrifier une partie de sa population pour nourrir et héberger les prisonniers axistes, ce qui, dans un cas comme dans l'autre, revenait à faire mourir des êtres humains... |