Bonsoir,
Après la relation par Robert Aron de l'entretien que de Gaulle accorda aux avocats de Pucheu, celle d'Alain Decaux.
Le bâtonnier Buttin a dû regagner Meknès. C'est donc Me Gouttebaron et Me Trape que, le dimanche 19 mars, le général de Gaulle va recevoir à la villa des Oliviers. En sortant de l'audience, appuyé sur le capot d'une voiture, c'est "à chaud" que Me Trape a consigné les propos de Charles de Gaulle. Ces notes, écrites au crayon, je les ai tenues entre mes mains. Elles m'aident à comprendre la stupéfaction des deux avocats, quand ils ont entendu de Gaulle exposer longuement, très longuement, sa position devant eux ! Le généraI estime qu'"il n'y a presque rien dans le dossier lui-même." Mais "nous vivons un drame affreux qui a son origine dans le fait que certains ont cru devoir déposer les armes avant d'avoir épuisé tous les moyens, ce qui nous a amenés à cette politique affreuse de collaboration et à toutes ses conséquences actuelles". De Gaulle ne doute pas que certains l'aient fait de bonne foi. Il se dit "sûr et bien persuadé que Pucheu est de ceux-là." Mais "nous n'avons pas à considérer l'intention... En signant les lois d'exception, Pucheu ne pouvait ignorer qu'elles créaient une arme redoutable qui pouvait faire beaucoup de mal aux Français".
De Gaulle rappelle qu'il est arrivé à Alger après l'arrestation de Pucheu et qu'il n'en porte pas la responsabilité. Que la législation selon laquelle Pucheu a été condamné a été élaborée au sein du Comité français de la Libération dont Giraud était coprésident et que ce dernier "a adopté ce texte sans faire aucune réserve en ce qui concerne Pucheu". Il poursuit :
- L'honneur de la France, c'est de ne pas avoir accepté l'armistice, c'est de ne pas avoir suivi ceux qui l'ont accepté. Si j'étais amené à prendre cette décision, je vous charge tous deux, puisque vous l'accompagnerez jusqu'au bout, de lui transmettre personnellement ce message. M. Pucheu a suivi une politique qui a échoué. Aujourd'hui la France est une barque ballottée sur un océan en furie; les événements commandent, nous suivons. Je garde mon estime à M. Pucheu ; faites-lui savoir que je suis persuadé que ses intentions étaient bonnes; qu'il était sincère. Dans le drame que nous vivons, que la France vit, quand tout le monde souffre, nos personnes ne comptent pas, notre seul guide doit être la raison d'Etat; la France, son honneur dans le présent, dans l'avenir, seuls comptent.
Comme ils écoutent, les avocats ! Le Général ajoute :
- Ma personnalité, celle de M. Pucheu ne comptent pas. Je suis moi-même condamné à mort. Vous avez parlé du jugement de l'Histoire, maître, l'Histoire c'est l'avenir; seule I 'Histoire nous jugera tous les deux.
Il se tait un instant Puis :
- Je voudrais que vous ajoutiez ceci encore: dites à M. Pucheu, dites-lui bien que si un jour je vais en France, je lui donne l'assurance la plus formelle sur mon honneur, j' en prends l'engagement devant vous deux : j'ai des enfants, M. Pucheu en a; je ferai personnellement, j'insiste, personnellement, tout ce que je pourrai humainement faire pour assurer leur éducation physique et morale; je ferai tout pour qu'ils n'aient pas à souffrir trop de la décision que je peux être appelé à prendre.
Ceux qui ont bien connu le général de Gaulle en conviendront les premiers : rarement, jamais peut-être, il ne s'est ainsi laissé aller à penser à voix haute, à tout exprimer de ses états d'âme. La plupart du temps, quand il recevra des avocats venus solliciter la grâce d'un condamné à mort, il les écoutera en silence, sans proférer le moindre commentaire. Ici, ce soliloque prend une étrange grandeur. Comme l'a noté le bâtonnier Buttin, "il traduit le trouble créé par le procès chez ceux qui étaient les plus authentiquement imprégnés de l'esprit de la Résistance. Comment, en effet, le général de Gaulle pouvait-il garder son estime à M. Pucheu et en même temps le faire fusiller pour crime de trahison ?"
A cette interrogation propre à déchirer l'âme d'un avocat, de Gaulle a répondu on ne peut plus clairement: "Notre seul guide doit être la raison d'Etat".
(Alain Decaux, Morts pour Vichy, pages 183 à 185 en collection Pocket)
Bien cordialement,
Francis. |