Dans les premiers paragraphes, Himmler insiste sur la nécessité de fractionner autant que possible la « bouillie de peuples » («
Völkerbrei »), au moyen d’un « tamisage racial » («
rassische Siebung »). Le but est d’y distinguer trois catégories de population vivant dans le Gouvernement général :
(1) les peuples parfaitement assimilables,
(2) les peuples difficilement assimilables à réduire en esclavage,
(3) le peuple juif impossible à assimiler et qui doit donc disparaître de ces territoires.
Le sort de ce dernier est traité en une seule phrase. Himmler « espère » le déplacer vers Madagascar ou une autre colonie. J’y reviendrai.
Pour réduire en esclavage les peuples difficilement assimilables, le chef de la SS suggère de leur enlever toute identité, notamment par la suppression des élites politiques, et de supprimer presque complètement leur instruction.
Un paragraphe clé introduit sa « réflexion » sur cette question de l’instruction :
" Eine grundsätzliche Frage bei der Lösung aller dieser Probleme ist die Schulfrage und damit die Frage der Sichtung und Siebung der Jugend. Für die nichtdeutsche Bevölkerung des Ostens darf es keine höhere Schule geben als die vierklassige Volksschule. "
Je me permets de traduire librement :
« Une question fondamentale pour la solution à tous ces problèmes est la question de l’école et avec ça la question du repérage et du tamisage de la jeunesse. Pour les populations non allemandes de l’est, il ne doit pas y avoir d’écoles plus hautes que l’école primaire. »
Le mode de « repérage » et de « tamisage » est décrit plus bas. Les parents devront faire des demandes pour que leurs enfants soient admis dans des écoles supérieures en Allemagne. Des fonctionnaires de la SS et de la police sélectionneront les enfants « racialement irréprochables » («
rassisch tadellos »). Si un enfant vient à répondre aux critères, il sera séparé de sa famille et envoyé à l’école en Allemagne. Intervient alors dans le texte d’Himmler la fameuse phrase.
"So grausam und tragisch jeder einzelne Fall sein mag, so ist diese Methode, wenn man die bolschewistische Methode der physischen Ausrottung eines Volkes aus innerer Überzeugung als ungermanisch und unmöglich ablehnt, doch die mildeste und beste."
Je me permets de traduire librement :
« Aussi cruel et tragique que chaque cas particulier puisse être, autant cette méthode est la plus douce et la meilleure si on refuse la méthode bolchevique de l'élimination physique d'un peuple, par conviction intime, comme non germanique et impossible. »
A mon sens, les cas particuliers cruels et tragiques sont ceux de ces enfants et de leurs parents « de [son] sang » qui vont souffrir de cette méthode. Au paragraphe suivant, il propose d’ailleurs d’atténuer ces déchirures familiales en offrant aux parents la possibilité de partir s’établir en Allemagne.
Ainsi donc notre phrase est insérée dans une « réflexion » concernant la sélection des enfants et du drame qu’elle constituera pour ceux qui sont racialement assimilables et pour leurs parents.
Je pense que l’insertion de cette considération sur la méthode bolchevique ne peut être détachée de ce contexte spécifique de « tamisage » des enfants « racialement méritants » et il ne me semble ainsi pas complètement farfelu d’interpréter la phrase en question de la manière suivante. La méthode de la réduction en esclavage par la suppression de l’instruction est « plus douce et meilleure » car, bien que des enfants « racialement méritants » - les seuls dont Himmler se soucie ici – vont en subir les conséquences, elle permet de leur épargner la vie, contrairement à la méthode bolchevique. Selon mon interprétation, l’aspect «
ungermanisch » de cette dernière serait lié non à la morale commune, mais à la « morale raciale ».
Un autre indice réside dans les termes utilisés. La méthode bolchevique est dite concerner un peuple («
Volk »), alors que précédemment, Himmler suggérait de fractionner la population en « peuplades » («
Völkerschaften », terme qui revient souvent pour parler des groupes ethniques qui composent la population du Gouvernement général).
Vous dites : « Il me paraît clair qu'à cette époque le Reichsführer avoue préférer cet outil de germanisation à l'assassinat collectif.
Je suis parfaitement d’accord avec le fait qu’Himmler, en 1940, préfère sa méthode à l’assassinat d’un peuple pour régler la question du nettoyage ethnique du Gouvernement général. Cela dit, premièrement, cette méthode ne concerne pas le peuple juif (dont le concept-même devra être complètement effacé), mais uniquement la seconde catégorie de population, celle partiellement assimilable. Pour les Juifs, il « espère » trouver une solution d’exode vers l’Afrique ou vers une autre colonie. Or, d’une part, la question se pose de la survie de ces gens en cas de déportation (cette déportation ne s’assimilerait-elle pas à un génocide ?) et, d’autre part, cela laisse ouverte celle du sort à leur réserver au cas où ce ne serait pas possible – ce que Himmler a forcément envisagé, puisqu’il ne fait qu’espérer.
Ensuite, dans l’hypothèse d’un Himmler cohérent avec la « morale raciale », le fait qu’il ne considère pas une « élimination physique » possible et acceptable dans le contexte de 1940, où le processus de ségrégation (sans allusion à l’Afrique du Sud) des Juifs est entamé, mais pas très avancé, ne signifie pas qu’il n’envisage pas l’assassinat collectif une fois la séparation accomplie. Or, on constate qu’effectivement, que l’« extermination des Juifs d’Europe » a respecté ce souci de séparation des populations (ghettoïsation et concentration) avant de passer au stade suivant.
De plus, même si mon interprétation est erronée, je ne peux m’empêcher de relever le «
wenn » et le «
man », soit la forme conditionnelle et le sujet général. Himmler laisserait-il un doute sur cette affirmation ?
Pour votre point (2). Deux choses me viennent à l’esprit face à cette objection. La première est que, d’une part, le contexte géographique de 1940 (le Gouvernement général) et de 1941 (l’URSS) n’est pas identique et, d’autre part, les buts ne sont pas les mêmes (nettoyage ethnique en 1940, arme de guerre en 1941). Les délais ne sont pas les mêmes non plus, la méthode qu’il souhaite appliquer dans le Gouvernement général ne pouvait être efficace que sur le long terme (il compte 10 ans).
La seconde chose qui me vient à l’esprit est qu’il me semble que, de toute manière, la mesure autorisée en 1941 n’est pas si conforme à la morale.