Autant Nicolas Werth a raison quant à son analyse de la vulgate léniniste, autant le titre de son interview me paraît prêter à confusion.
Comme je l'ai rappelé
dans ce fil, Lénine adapte Marx à la situation russe. Il ajoute à une oeuvre marxienne inachevée des moyens pratiques propres à la mentalité locale. Le Prolétariat n'ayant pas atteint sa concience de classe, et se révélant de surcroît minoritaire dans cette nation
"paysanne", c'est un groupe d'hommes, le Parti, qui se révèle détenteur de la Vérité et guide vers l'avenir radieux. A cela, tous les moyens sont bons : guerre civile et violence d'Etat terroriste, d'où la naissance de la
Tcheka et des premiers camps de concentration. Lénine méprise la démocratie représentative et participative, rejette l'illusion bourgeoise des droits de l'homme, d'où une mécanique violente et révolutionnaire, pour ainsi dire putschiste, qui se matérialisera le 7 novembre 1917.
Staline, pour intelligent qu'il fût - il l'était bien plus qu'on ne le croit (voir à ce propos l'édifiant Pavel Chinsky,
Staline. Archives inédites 1926-1936, Berg International, 2001) - n'était nullement un intellectuel, ce qui pose une différence essentielle avec Lénine.
Là où ce dernier s'inspirait de la mentalité russe, Staline l'insère sans nuances dans l'idéologie communiste de l'U.R.S.S., au nom d'intérêts tactiques liés à son ascension politique. Le rusé Géorgien est d'abord un homme d'appareil, et son oeuvre intellectuelle reste pauvre, entièrement conjoncturelle. Qui plus est, la dimension personnelle de son système mis en place dans les années trente, si elle résulte directement du léninisme, n'en reste pas moins tout à fait spécifique, et c'est bien pourquoi le terme
"stalinisme" a fini par être inventé pour désigner cette terrible période de l'Histoire russe.
La pauvreté conceptuelle de l'oeuvre stalinienne, associée à la haine que vouait le
Vojd aux
"raisonneurs" (dont Trotsky), allait contribuer à saper les bases de l'U.R.S.S. Ses successeurs formés à son école (Khrouchtchev, Malenkov, Molotov...) seront en effet incapables, après sa mort, d'élaborer une doctrine cohérente ou de revenir aux sources du léninisme - et
a fortiori du marxisme -, d'où cette véritable crise intellectuelle matérialisée par le XXe Congrès de 1956 et la déstabilisation des pays de l'Est (voir les développements très pertinents à ce propos de Roger Martelli,
1956 communiste, La Dispute, 2006). Trotsky et les autres - proches ou ennemis de ce dernier, notamment Boukharine - étaient morts et enterrés.
Reste qu'à la mort de Lénine, rien n'était encore joué. Trotsky aurait pu prendre le pouvoir et le garder. Il est probable, au regard des considérations économiques de ce dernier (lesquelles auraient déterminé sa politique répressive), que le visage de l'U.R.S.S. n'aurait guère été différent de celui offert par Staline (collectivisation sanglante, plans quinquennaux inhumains), mais peut-être ce pays aurait-il évité certaines dérives autocratiques typiquement tsaristes, dont l'émanation la plus terrible sera la Grande Terreur des années trente.
Bref, Lénine est aussi coupable que Staline dans le résultat antidémocratique et le bilan mortuaire (voire la démence cérébrale, intellectualisée chez le premier, paranoïaque chez le second), mais les deux régimes me paraissent tout de même présenter certaines différences de taille.