Dans Le Temps encore - décidément très en pointe sur ce thème sensible -, Isabelle Rüf (re)pose la question : la fiction a-t-elle le droit de s'emparer de l'Histoire pour en tisser des histoires ? Et si oui, jusqu'où va ce droit ? La question se pose en termes de forme, d'exactitude, de respect de la vérité. Le succès fulgurant ET durable (les ventes le démontrent) du roman de Littell a aussi le mérite de relancer le débat.
Histoire versus Littérature ? Des chercheurs français ont reproché à Littell son Max Aue improbable ? Mais, comme le rappelle justement la chroniqueuse du Temps : plus fondamental : des historiens français et allemands contestent la vraisemblance du narrateur, Max Aue: les nazis étaient des gens ordinaires, des bureaucrates, des soldats bien loin de cet être fin et cultivé, gravement névrosé, incestueux et parricide, homosexuel sans affect, en un mot: excessif. Et qui est partout au bon moment pour illustrer l'Histoire: dans le Caucase, à Stalingrad, à Paris dans les milieux d'extrême droite, à Berlin tout à la fin. «Jamais un nazi sociologiquement crédible n'aurait été en mesure d'apporter cet éclairage sur les hommes qui l'entourent, répond l'auteur. Max Aue est un rayon X qui balaie, un scanner.» Mais un personnage de roman doit être crédible, sinon vraisemblable. D'ailleurs, Max Aue l'est, il a une épaisseur, une existence; le livre n'aurait pas éveillé tant d'échos sans cela. Il est même pénible d'avoir à se défendre d'une identification avec un être aussi monstrueux. C'est justement le propos de l'auteur: Littell a voulu faire le grand roman du Mal, montrer, après Hannah Arendt, que nous sommes tous capables du pire.
(On sait que les cadres moyens et supérieurs du SD n'étaient pas tous des abrutis incultes; au contraire, ils étaient souvent pourvus d'un solide cursus universitaires et faisaient montre de culture, ce qui rend leur participation aux crimes contre l'humanité encore plus inquiétante.)
RC |