"Les querelles sémantiques ne manquent pas et les néologismes ou les barbarismes exprimés ici où là sont souvent pertinents. A l'origine, le néologisme employé par George L. Mosse, la "brutalisation" (en français ici), qualifiait ce qu'avait subi la société européenne au lendemain de la Grande Guerre, ce traumatisme inouï qui, selon certains, avait pu provoquer l'acceptation quasi aveugle du régime hitlérien."
A chaque nouveau phénomène son mot. Gageons que le XXIe siècle nous livrera d'autres mots nouveaux...
"Le débat reste le même entre les historiens dits "intentionnalistes", qui, comme vous le savez, estiment que le génocide était sous-jascent dès les débuts du NSDAP, et les "fonctionnalistes" qui estiment que l'idée du génocide ne s'est mise en place qu'au fur et à mesure des événements. "
A ceci près que ce débat est dépassé.
Cette querelle avait en effet révélé ses limites. Pour pertinente que soit l’interprétation "intentionnaliste" s’agissant de la mentalité hitlérienne, elle n’en était pas moins erronée à propos de l’attitude des organes nationaux-socialistes, parfois divisés, en tout cas progressivement amenés, devant les échecs des politiques initiales d’émigration et de déportation, à opter pour le meurtre pur et simple. Mais les "fonctionnalistes" commettaient l’impair de mésestimer le rôle du Führer (assimilé à un "dictateur faible") dans la mise en œuvre de la politique antisémite, et de surévaluer le rôle des agents locaux. Il apparaît, en fait, que le nazisme n’était ni un régime monolithique, ni un système anarchique, mais un Etat fermement tenu en main par Hitler, lequel profitait des divisions bureaucratiques pour mieux asseoir son pouvoir et conduire ses agents vers le résultat souhaité grâce à des directives d’ensemble et, occasionnellement, des remises au pas – voire la manipulation pure et simple.
Depuis quelques années, le débat s’est surtout concentré sur la période de 1939-1942, époque au cours de laquelle les événements se précipitent, avec la mondialisation du conflit. Divers travaux ont notamment mis en lumière le rôle joué par les technocrates du Parti nazi, soucieux de répondre aux besoins alimentaires du Reich en guerre par la suppression des "bouches inutiles", et en particulier les Juifs . D’autres, mettant l’accent sur le rôle moteur de Hitler, se sont concentrés sur "l’année décisive", 1941, au cours de laquelle se mettent en place de vastes programmes de transplantation de peuples entiers, ainsi que l’extermination des Juifs soviétiques pendant l’été et la déportation des Juifs allemands vers l’Est à l’automne, les premiers camps d’extermination proprement dits entrant en service durant l’hiver : à coup sûr, un ordre d’extermination a été formulé au cours de ces « mois fatidiques » . Mais quand, exactement ? Avant l’invasion de la Russie ? A l’été 1941, dans l’euphorie de la victoire à l’Est ? Ou à l’automne, alors que Hitler, déçu par les résultats de l’opération Barbarossa, aurait conçu de se venger sur les Juifs ?
A l’heure actuelle, à l’occasion de la publication de trois ouvrages majeurs sur la question, une tendance se dessine, selon laquelle Hitler et ses séides auraient répondu dès 1939 à une logique d’extinction, les Juifs devant d’abord regroupés, dans des conditions inhumaines en Pologne occupée, avant d’être massivement expédiés sur d’autres terres aussi lointaines qu’inhospitalières (Madagascar en 1940, la future Russie occupée en 1941) qui favoriseraient leur décimation, sans exclure d’autres méthodes à l’étude (dont la stérilisation). Toutefois, l’enlisement de la Wehrmacht sur le front de l’Est, à l’automne 1941, aurait poussé Hitler à ne point prendre de risques : percevant sa propre défaite, il aurait cherché à se venger sur ses éternels boucs émissaires qu’étaient les Juifs, qui ne devaient pas survivre à la guerre (en particulier dans le contexte de l’éradication des Juifs soviétiques, amorcée dès l’invasion de l’URSS). Cette résolution tombait à point nommé, ses adjoints ayant du renoncer, du fait de la situation militaire, à déporter les Juifs dans une « réserve russe », et les administrateurs locaux, obsédés par l’idée de se débarrasser de « leurs » Juifs, étant par conséquent encouragés à solliciter, voire organiser l’extermination. Maintenir les Juifs en vie se justifiait par leur position d’otages, mais l’imminence d’un conflit avec l’Amérique aurait enlevé à Hitler ses derniers "scrupules", si tant est que le terme soit approprié.
Cela dit, et à titre personnel, si je reconnais les mérites de cette tendance, je ne m'y rallie pas totalement. Je pense que Hitler a entretenu, dès les années vingt, un "imaginaire d’extinction" inspiré par le précédent du génocide arménien. Conscient de la radicalité de son projet, il s’est efforcé de le dissimuler, jusqu’à son propre entourage, afin d’amener les esprits, lentement mais sûrement, à s’y rallier. En ce sens, il faudrait combiner les interprétations "intentionnalistes" et "fonctionnalistes" : Hitler savait globalement où il allait, au contraire de ses lieutenants, dont il favorisera insidieusement la radicalisation. Il n’était, en effet, pas certain que ces derniers, quoique antisémites forcenés, partagent la totalité de ses désirs – sans parler de l’opinion publique. Himmler lui-même n’écrivait-il pas, en mai 1940, "qu’il faut s’opposer résolument à la destruction physique d’un peuple, méthode bolchevique, impraticable, et parfaitement contraire au génie germanique ?"
Vous ajoutez : "Certains termes me gènent personnellement, comme "holocauste", dont la référence antique (le sacrifice de boeufs sacrés dont les os et la graisse étaient brûlés afin que la fumée s'échappant du bûcher nourrisse les dieux) est indéniable et pour le moins mal à propos. "Shoah" conviendrait sans doute, car ce fut une "catastrophe" mais le terme hébreux tendrait à favoriser une certaine réaction: les juifs ne furent pas les seuls à avoir été exterminés (ne passons pas sous silence les centaines de milliers de tziganes qui furent envoyés dans les chambres à gaz), argument malheureusement repris avec "malice" par certains."
Ne causons pas non plus du terme malencontreux "judéocide". J'ai certes du utiliser le terme deux ou trois fois dans ma vie, mais je préfère causer de "génocide juif", d'"extermination des Juifs", d'"anéantissement des Juifs".
"Même le terme de génocide est sujet aux plus vifs débats. N'ai-je pas entendu récemment certains réfuter ce terme au sujet du massacre des Arméniens?"
Il y a eu tentative d'extermination du peuple arménien : les Turcs ont dépassé la notion de "massacre", et ont commis un véritable génocide.
"Les mots peuvent être lourds de sens, surtout quand ils sortent de la bouche ou de la plume de personnes malhonnêtes."
Et surtout sur des sujets aussi lourds d'implications que ceux touchant aux meurtres de masse. |