Bonsoir,
Comme promis, la relation de l'entretien que le général de Gaulle accorda aux avocats de Pucheu.
Pour commencer, la version de l'historien Robert Aron qui consacra deux gros volumes à l'histoire de l'épuration.
Quand la décision fut prise, quand de Gaulle reçut les défenseurs de Pucheu présentant son recours en grâce et qu'il eût refusé, il prononça des paroles, que relate Maître Buttin, et qui constituent la véritable conclusion et la morale du procès :
"C'est un procès politique, j'en conviens. Comme vous, je ne reviendrai pas sur la procédure, peu importe; il n'y a presque rien dans le dossier lui-même. Je regrette que certaines dépositions aient pris l'allure de discours qui n'étaient pas à leur place.
Nous vivons un drame affreux qui a son origine dans le fait que certains ont cru devoir déposer les armes avant d'avoir épuisé tous les moyens, ce qui nous a amenés à cette politique affreuse de collaboration et à toutes ses conséquences actuelles. Je ne doute pas que certains l'aient fait de bonne foi, et je suis sûr et bien persuadé que Pucheu est de ceux-là; je suis même certain qu'il a été un de ceux qui, à l'intérieur de cette affreuse politique, ont fait le plus pour contrer les Allemands et pour laisser échapper le moins possible.
Nous n'avons pas à considérer l'intention. Les faits sont là: le tribunal a jugé le fond, cette politique même. Rien n'obligeait Pucheu à entrer au gouvernement, rien ne l'obligeait à y rester. Tout de même, les ministres sont responsables de certains actes de gouvernement. Pucheu était ministre au moment du drame affreux de Syrie. Même dans le cadre de l'armistice, rien n'explique l'acharnement des troupes de Vichy.
En signant les lois d'exception, Pucheu ne pouvait ignorer qu'elles créaient une arme redoutable qui pouvait faire beaucoup de mal aux Français.
Je n'ignore pas le trouble profond qu'a apporté le procès dans l'opinion. De bons Français, de bonne foi, ont été conquis et prennent sa défense. D'aussi bons Français, de bonne foi, souhaitent sa mort, surtout en France, de la part de gens qui souffrent.
Tous sont guidés par leurs passions. Je dois m'élever au-dessus des passions, seule la raison d'État doit dicter ma décision... Je garde mon estime à Monsieur Pucheu. Faites-lui savoir que je suis persuadé que ses intentions étaient bonnes, qu'il était sincère. Dans le drame que nous vivons, que la France vit, quand tout le monde souffre, nos personnes ne comptent pas, notre seul guide doit être la raison d'État... ... Je voudrais que vous ajoutiez ceci encore. Dites à M. Pucheu, dites-lui bien que si un jour je vais en France, je lui donne l'assurance la plus formelle sur mon honneur, j'en prends l'engagement devant vous deux: j'ai des enfants, M. Pucheu en a, je ferai personnellement, j'insiste personnellement, tout ce que je pourrai humainement faire pour assurer leur éducation physique et morale, je ferai tout pour qu'ils n'aient pas à souffrir trop de la décision que je peux être appelé à prendre."
Il est regrettable, pour la justice, même d'exception, qu'une pareille appréciation, portée sur l'affaire Pucheu, n'ait pas été formulée à la barre du Tribunal Militaire et que, aussi bien les défenseurs que les juges, n'aient donné que des vues partielles sur cet enchevêtrement de considérations politiques et humaines, qui forment le complexe de Vichy et de Pucheu.
De Gaulle, en ces quelques lignes, apparaît comme vraiment conscient des réalités françaises en une époque d'exception. S'il invoque la raison d'État, comme son ultima ratio, comme sa raison déterminante, il montre qu'elle n'est pas seule à jouer, et dans ses nuits d'insomnie, l'homme responsable de la France a peut-être également perçu qu'il l'était aussi des Français.
Instant trop rarement apparent dans sa carrière d'homme d'État, instant surprenant qu'il faut le hasard d'une interview, en un moment où la crise de sa conscience dût prendre un caractère aigu, pour pouvoir le déceler .
Pourquoi de Gaulle dissimule-t-il ce qui le rapproche des autres hommes? Pourquoi ne leur révèle-t-il pas, à côté de son culte monolithique et arbitraire de la raison d'État, les hésitations, les doutes qui le justifieraient, sinon devant la politique, du moins devant les hommes et Dieu?
("Histoire de l'épuration", tome 1, pages 234 et 135.)
Bien cordialement,
Francis. |