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Sans que ses initiateurs divers et variés y fussent pour quoi que ce soit. « le réexamen de la Résistance parut dériver vers une conception soupçonneuse de tout et de presque tous1 ». Après qu'Henri Frenay eût ouvert la boîte de Pandore en accusant Jean Moulin d'avoir été un communiste camouflé et d'avoir agi comme tel (L'Énigme Jean Moulin, 1977), on incrimina pêle-mêle la Résistance ou certaines de ses composantes pour n'avoir pas cherché à faire obstacle aux déportations raciales, pour avoir nourri quelque indulgence à l'endroit de Vichy, pour avoir occulté l'apport de la droite dans ses rangs, pour avoir épuré à tour de bras et de façon sanglante (antienne distillée dès les lendemains de la Libération mais qui prit des couleurs), etc. Ces dérives, teintées d'anachronismes ou d'arrière-pensées idéologiques, eurent notamment pour effet de pousser l'ancien secrétaire de Jean Moulin. Daniel Cordier, à entreprendre, dans une démarche « à la fois iconoclaste et pétrie de fidélité », de réhabiliter la mémoire de son patron en Résistance. Dans la mesure où il prit pour règle de s'appuyer exclusivement sur les archives écrites, c'est par un curieux renversement des choses à un acteur mué en historien qu'il revint de sonner la charge contre une vision suspectée de faire trop grand cas des témoignages. Mais en ne laissant à personne le soin de retracer la biographie de Jean Moulin, Cordier tablait sur les archives dont il était détenteur et qu'il estimait pouvoir décrypter mieux que quiconque en raison de la connaissance intime qu'il avait acquise de la clandestinité. L'acteur se faisait donc historien en excipant de sa qualité première. En faisant siennes les méthodes des historiens, il n'abdiquait donc pas sa condition d'acteur. On le vit clairement quand parut en 1999 Jean Moulin : la république des catacombes, synthèse de ses recherches. Entreprenant de démêler l'écheveau des arrestations de Caluire du 21 juin 1943, il avertissait : « Parmi les différents témoignages d'un même acteur, j'ai adopté la version qui me semblait le plus plausible selon ma propre expérience de la Résistance. Nous avions en commun une manière d'être, une façon de vivre les problèmes de la clandestinité qui m'ont guidé dans le choix de telle ou telle version. »
Plus intéressante encore était la mise en scène de l'opposition entre Pierre Brossolette et Jean Moulin, une des clés de l'ouvrage. Tout en saluant Bros-solette entré dans la mort délibérément pour ne pas parler, Cordier en dressait un portrait très négatif. Dans la tension entre la rigueur corsetée de l'historien et la fougue de l'acteur, qui courait à travers tout son travail, résidait le trait le plus singulier d'une démarche située au confluent de l'histoire et de la mémoire. Il ne fut, au reste, pas seul de la catégorie des acteurs-témoins-historiens à continuer à apporter sa pierre à l'historiographie de la Résistance. Ainsi, en 1996, Jean-Louis Crémieux-Brilhac capitalisait une précieuse expérience et de patientes recherches avec un ouvrage de premier ordre consacré à la France libre."
Cordialement
Laurent
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