Bonjour,
Je continue ma lecture du "soldat oublié", et je vous en livre un petit échantillon significatif
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- Garde-à-vous ! reprit-il. Position allongée ! A terre !
Sans réfléchir un instant, nous étions tous allongés sur le sol sablonneux. Alors le capitaine Fink s'avança, comme un promeneur sur une plage, et marcha sur le sol humain. Tout en continuant son petit discours, ses bottes, chargées d'au moins ses cent vingt kilos, foulaient les corps paralysés de terreur de notre section. Les talons de l'officier s'appliquaient posément sur un dos, une fesse, un casque, une main, et personne ne bronchait.
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Voici en un paragraphe, le portrait que fait Sajer de l'armée allemande, depuis le début de son récit. Une armée dressée à obéir sans broncher pour qu'elle puisse repousser au maximum ses limites humaines.
Les litéraires m'excuserons de faire maintenant un parallele technique. Il existe en régulation deux systemes. L'un dit "en boucle ouverte", l'autre "en boucle fermée". En boucle ouverte, on donne à un systeme une consigne, et on suppose que le systeme suit cette consigne sans le vérifier. Exemple : votre imprimante qui dépacent sa mécanique grace à des petits moteurs dit "pas à pas". L'électronique envoie un nombre d'impulsions bien définie à un moteur, et le moteur tourne un nombre de fois correspondant. Mais si pour une raison ou une autre, ça coince, l'électronique ne le sait pas et votre imprimante continue imperturbablement à faire "n'importe quoi !". Pour que cette situation facheuse n'arrive pas, il faut des moteurs assez puissants auquels l'électronique n'impose pas un rythme trop élevé. C'est un systeme simple, pas cher et efficace si on ne lui en demande pas trop.
Sur une machine plus sophistiquée, les moteurs recoivent consigne de se déplacer mais ils informent en permanence l'électronique de ce qu'ils font. Tu m'as dit d'aller là à telle vitesse, et bien je suis ici à telle autre vitesse. En permanence, ce dialogue permet d'adapter les consignes à la réalité et la mécanique pourra donc etre sollicité à fond sans aucun risque de perdre les pédales. Evidement, c'est plus compliqué, c'est plus cher, mais cette boucle fermée par les informations qui reviennent en permanence vers ce qui donne les consignes, est la solution indispensable pour toute machine automatisée à haut rendement et haute fiabilité.
Le soldat allemand est donc dressé pour fournir le maximum de sa puissance, mais ce faisant il est dressé à se taire, et quand on lui en demande plus qu'il ne peux humainement faire, il est incapable de le dire. Nous voyons donc en permanence Sajer marcher le ventre vide, épuisé par le manque de sommeil, sans chausettes dans ses bottes parce que l'intendance ne les a pas distribuées ... Ha c'est une belle mécanique qui marche au "pas à pas" de l'oie, mais dès qu'elle dépasse ses limites, (et bien qu'elle les ait portées haut, elle les dépasse fatalement), tout s'enraye et tout casse, même si des moteurs continuent à tourner sans rien dire, inlassablement.
En conclusion, je vous propose un autre extrait d'un livre qui est l'inverse positif du livre de Sajer. C'est le livre d'un autre français, mais qui s'est engagé en conscience dans une toute autre armée.
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Quant à moi, fortement influencé sans doute par mes lectures de Montaigne et de Pascal, j'admets qu'il faut accepter de faire un certain nombre de choses absurdes, que réclame la vie en société mais en gardant toujours ma "pensée de derrière la tête" et je me sens donc capable de faire ces stupides manoeuvres à pied avec l'arme sur l'épaule. Mais, lorsque arrive mon tour de donner des ordres, je suis d'abord très gêné Puis, à mon grand étonnement, je prends plaisir à voir ce groupe entièrement soumis à mes fantaisies, à mes lubies en somme. Voici que je m'amuse maintenant, avec un certain sadisme, à donner des ordres successifs à un rythme très rapide, comme on nous a appris à le faire. "C'est extraordinaire, me dis-je avec une intense jubilation : tout ce groupe m'obéit aveuglément. Je suis le chef et je fais d'eux ce que je veux."
Mais, à peine née, cette pensée me devient insupportable. "C'est monstrueux, pensé-je, qu'on puisse ainsi transformer des hommes en des automates et, surtout, qu'on tire de cette dégradation des autres une telle satisfaction."
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Amicalement
Jacques |