Bonsoir,
J'ai relevé quelques éléments dans votre message dense :
l’homme a vu les charniers dans le cadre de son action humanitaire, et a depuis cherché à se l’expliquer, à l’expliquer. Oui, mais comme il le dit dans son entretien au Monde, il ne faut pas exagérer l'importance de ces charniers dans son expérience humanitaire.
En dépit de plusieurs passages purement oniriques et parfois très beaux, en dépit de clins d’œil ou de pastiches littéraires (voir la confrontation entre le narrateur et un commissaire politique soviétique, évocation de la littérature russe), sa plume est sèche, nerveuse, épuisante à force de nous immerger dans l’horreur.
Oui. C'est bien ce qu'on définit comme le style d'un auteur, sa petite musique qui fait les grands romans.
Chez Littell, il en faut 890, car il ne s’arrête pas à l’idée, mais prolonge sa réflexion au système que l’idée a créé. En ce sens, l'ouvrage recèle une prétention historique, et les historiens ont le droit - le devoir même - d'émettre à son sujet leur avis, voire leurs critiques.
Mais ces prolongations qui ne sont plus là pour déposer rigoureusement les informations historiennes; cette "marge" de création (les prolongations), c'est, selon moi, l'espace littéraire propre à Littell. Vous ajoutez :
En ce sens, l'ouvrage recèle une prétention historique, et les historiens ont le droit - le devoir même - d'émettre à son sujet leur avis, voire leurs critiques. Bien sûr, mais l'article de Husson dans Le Figaro est, je trouve, méprisant. Il expédie en quelques feuillets un roman-fleuve, une œuvre. Un peu, hum, léger, non ?
comme Soljenitsyne, il opte pour la solution littéraire parce que pas plus que Soljenitsyne, il n’est historien. Là réside la nuance. Hilberg, Browning, Reitlinger, Kershaw, Mommsen, Aly, Heim, Brayard, Husson, Ingrao nous ont décortiqué le mécanisme du génocide. Ils s’arrêtent à l’événement, dont ils analysent le contenu, la portée. De par leur statut, ils doivent conserver certaine distance. Une distance que Littell réfute, de par son statut de romancier. Chez lui, le patron de Einsatzkommando Paul Blobel ne se contente pas de massacrer les Juifs à Babi Yar : Blobel crie, gueule, tempête, explose, boit, s’impatiente – en un mot, vit. Les historiens ont exposé la catastrophe : Littell la restitue dans nos cinq sens, lui donne la vue, le bruit, l’odeur, le goût, le toucher. Maximilian Aue voit les fosses communes et les crématoires, entend les mitrailleuses SS, sent l’odeur des cadavres, vomit toutes les 10 pages, prend un enfant juif par la main pour l’amener à un bourreau. Il est l’homme qui permet au lecteur de ressentir « ce qui s’est passé ».
Avec cet élément, vous mettez le doigt sur ce qui fait la force singulière de ce livre... singulier. Je suis d'accord avec cette perception.
En revanche, la critique du fonctionnalisme du roman de Littell ne me convainct pas vraiment... Mais j'y reviendrai. (On peut aussi inverser l'accusation et comme l'ont fait de nombreux cadres nazis lors de leur procès ou face à des historiens, pratiquer l'ultra-intentionnalisme, en chargeant Hitler de tout, dans le but de chercher à se disculper.)
Je n'ai pas le temps de poursuivre ce soir, mais je vous remercie de cette intervention. J'ai hâte de poursuivre la lecture des Bienveillantes et de venir en discuter ici.
Bien cordialement.
RC |