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Edition du 09 mars 2009 à 10h19

Les Bienveillantes / Jonathan Littell

En réponse à
-1Une critique de René CLAUDE

Critique bienveillante de Nicolas Bernard le samedi 18 novembre 2006 à 18h42

Le roman est surtout connu par le prisme d’un tohu-bohu médiatique aux origines variées, aux significations multiples. Difficile de rester neutre, dans cette polémique aux cent visages, aux mille questions : la Shoah est-elle traduisible en fiction ? Dans l’affirmative, est-il moral, sinon légitime, sinon opportun, sinon innocent, de confier le rôle de narrateur à un SS ? Dans l’affirmative, le romancier peut-il y ajouter sa vision personnelle, l’assaisonner d’onirisme, de fantastique, d’érotisme, ou, comme le clameront ses adversaires, du produit culturellement fertile de sa masturbation intellectuelle ?

Autant résoudre une question immédiatement. Non, ce roman n’est pas un simple roman. Ce n’est pas une simple œuvre littéraire. Il n’y, chez Littell, aucune gratuité. Il l’avoue lui-même : l’homme a vu les charniers dans le cadre de son action humanitaire, et a depuis cherché à se l’expliquer, à l’expliquer. D’où un travail de recherche considérable, admirable même (on aimerait que certains historiens suivent son exemple). D’où cette somme d’informations, de détails, d’abréviations, de locutions allemandes. Les Bienveillantes, de même que La Guerre et la Paix de Tolstoï et le Vie et Destin de Grossman, fait partie de ces œuvres complexes à prétention historique. Littell ne cherche pas à créer des effets de style. En dépit de plusieurs passages purement oniriques et parfois très beaux, en dépit de clins d’œil ou de pastiches littéraires (voir la confrontation entre le narrateur et un commissaire politique soviétique, évocation de la littérature russe), sa plume est sèche, nerveuse, épuisante à force de nous immerger dans l’horreur. Littell est Baudelaire, Rimbaud et Maupassant lorsqu’il s’agit de parler rêve, fantasmes et hallucinations, mais il est Zola, celui de La Débâcle, pour nous exposer le crime. Chez Kressman Taylor (Inconnu à cette adresse), quelques dizaines de pages suffisent pour décrire la folie d’une idée. Chez Littell, il en faut 890, car il ne s’arrête pas à l’idée, mais prolonge sa réflexion au système que l’idée a créé. En ce sens, l'ouvrage recèle une prétention historique, et les historiens ont le droit - le devoir même - d'émettre à son sujet leur avis, voire leurs critiques.

Mais l’ouvrage n’est pas non plus réductible au manuel d’Histoire. En ce sens, ce livre me fait inévitablement penser à L’Archipel du Goulag : comme Soljenitsyne, Littell dénonce un mal érigé en empire, et décrit totalement une machine totalitaire ; comme Soljenitsyne, il opte pour la solution littéraire parce que pas plus que Soljenitsyne, il n’est historien. Là réside la nuance. Hilberg, Browning, Reitlinger, Kershaw, Mommsen, Aly, Heim, Brayard, Husson, Ingrao nous ont décortiqué le mécanisme du génocide. Ils s’arrêtent à l’événement, dont ils analysent le contenu, la portée. De par leur statut, ils doivent conserver certaine distance. Une distance que Littell réfute, de par son statut de romancier. Chez lui, le patron de Einsatzkommando Paul Blobel ne se contente pas de massacrer les Juifs à Babi Yar : Blobel crie, gueule, tempête, explose, boit, s’impatiente – en un mot, vit. Les historiens ont exposé la catastrophe : Littell la restitue dans nos cinq sens, lui donne la vue, le bruit, l’odeur, le goût, le toucher. Maximilian Aue voit les fosses communes et les crématoires, entend les mitrailleuses SS, sent l’odeur des cadavres, vomit toutes les 10 pages, prend un enfant juif par la main pour l’amener à un bourreau. Il est l’homme qui permet au lecteur de ressentir « ce qui s’est passé ».

Les Bienveillantes, c’est la confrontation d’un ancien nazi à ses propres souvenirs, ses propres fantasmes, en d’autres termes aux Bienveillantes que sont les déesses romaines de la vengeance, car il n’est peut-être pas de torture plus terrible que celle de sa conscience. Maximilian Aue, homosexuel par frustration, SS par accident, assassin par « nécessité », nous livre sa vision du monde et de son passé, et il serait à cet égard erroné de parler, à son sujet, d’absence totale de remords et de culpabilité. Assurément, l’homme est humain, bassement humain, mais les circonstances d’une part, ses propres choix de l’autre, dictés par le carriérisme, la lâcheté, l’aigreur sentimentale et morale, l’ont amené à participer – et de très près – à l’extermination des Juifs, de « tremper les mains dans le cambouis » de la Solution finale, d’être à la fois bourreau et témoin. Esthète fasciné par le nazisme, poète même jusque dans l’horreur des charniers, aussi pudique dans la relation de ses aventures sexuelles que méthodique dans la description des massacres, Aue n’est pas sorti du conflit l’esprit tranquille. En témoignent ses pitoyables tentatives d’auto-justification, de se prévaloir de sa qualité de témoin pour réintégrer l’humanité (« frères humains… »), quitte à sombrer dans le cynisme le plus abject, celui de la loi de la jungle. Pour Aue, et les hommes étant ce qu’ils sont, rien d’étonnant à ce que le génocide des Juifs soit survenu, et rien d’étonnant à ce qu’il se reproduise ultérieurement, sous d’autres longitudes et latitudes, et à l’encontre d’autres couleurs de peau, d’autres religions.

C’est le nazisme qui a fait d’Aue un nazi, c’est la guerre qui a fait de lui un meurtrier, mais il n’en est pas pour autant une victime, parce que tout écoeuré et nauséeux qu’il soit vis-à-vis de la Solution finale, il ne tient pas à tout plaquer et abandonner ses confrères de l’Ordre noir. Or, il ne manque certainement pas de volonté pour le faire – voyez la manière dont il parvient à éviter toute relation hétérosexuelle par amour charnel mais impossible, idéalisé mais obsédant, pour sa sœur Una… La dernière page, d’ailleurs, nous assène ce terrible paradoxe : c’est alors que Aue doit cesser d’apparaître comme nazi, pour cause de victoire alliée, qu’il commet son crime le plus ignoble, le plus abject, un pur assassinat de sang froid, qui n’a rien de commun avec la mise à mort de sa famille, ou même l’extermination des Juifs. Là, point d’hallucinations, ou de directives venues du plus haut niveau : Aue tue pour lui-même, pour sauver sa peau, et il tue un individu qui, en dépit de ce qu’il lui a apporté, ne représente à ses yeux, et à ce moment précis (la chute de Berlin), d’autre valeur que la possibilité de connaître un exil tranquille en France (!). Aue a achevé sa mutation de nazi à l’heure où le nazisme s’effondre et où son grand leader se tire une balle dans la tête.

Le roman de Littell nous dépeint ainsi la corruption morale engendrée par le national-socialisme, mais prend soin de nous rappeler quelle part de responsabilité personnelle a abouti à faire des Allemands des bourreaux. La dégénérescence de toute une civilisation fait l’objet de pages brillantes, où les envolées lyriques sur les peuplades caucasiennes, la philosophie grecque ou la nature juridique de l’espoir nazi dissimulent des objectifs purement primaires. La culture, ici, n’est pas étalée pour le plaisir, mais par souci de conférer un sens, un alibi, à des visées beaucoup moins épiques, beaucoup plus pragmatiques. A cet égard, le panégyrique de Aue sur l’homosexualité comme vertu militaire n’a d’autre but que de permettre à ce SS de tirer son coup avec un jeune militaire, Partenau, alors que ces deux protagonistes visitent la riviera de Crimée, en 1942 ! Une fois l’avantage acquis, fini les monologues intellectuels, et le cas Partenau est expédié en quelques mots qui nous révèlent simplement que cet amant occasionnel a été tué au cours de la bataille de Koursk, en 1943. Tout ce verbiage pour un cul appelé à devenir un simple nom sur une stèle funéraire… Les débats, extrêmement « profonds », sur la qualification de « Juifs » à décerner à certaines minorités du Caucase à l’heure où s’amorce le désastre de Stalingrad, sont tout aussi révélateurs de ce délire culturel comme justification. Le nazisme séduit, le nazisme est beau, le nazisme est sexy, le nazisme est classe, le nazisme s’intègre à une nation cultivée, mais le nazisme reste d’abord et avant tout le retour en force de nos pulsions reptiliennes pour aboutir au pire de ce que l’humain peut produire. Tel est l’une des leçons du roman de Littell : le nazisme est un déchet auquel ses zélateurs tiennent à donner une allure d’œuvre d’art. Il y a là l’un des fondements du négationnisme, qui cherche à laver le IIIe Reich de tous ses crimes.

L’autre leçon, c’est précisément cette responsabilité personnelle, propre à chaque bourreau. Aue n’est pas « ordinaire », au sens où sa vie privée reste le plus sûr moyen de le distinguer de ses collègues. Ce n’est pas un robot, ni un simple nom dans un des volumineux volumes pondus par Raul Hilberg. C’est un homme avec ses problèmes, ses pulsions, ses joies, ses craintes. Il est cultivé, sensible, intelligent – mais il en fallait bien un pour nous traduire la complexité du IIIe Reich. Et à ce propos, les nazis qu’il rencontre présentent eux aussi des variétés de personnalité : Paul Blobel est un ivrogne, Adolf Eichmann un ambitieux, Otto Ohlendorf un intello, Hans Frank un pauvre type, Werner Best un prudent, Walter Schellenberg un fourbe, Rudolf Höss un médiocre, Rebatet un minable, et ainsi de suite (le dramatis personae du roman figure dans l’index de La Destruction des Juifs d’Europe). L’ami du narrateur, Thomas, est même le profit type du bon copain sympathique que tout un chacun connaît, intelligent et séducteur, consciencieux et jouisseur. Tous ont choisi de faire partie de cette vaste fourmilière qu’est l’administration nazie, dévorée par des tensions contradictoires, mais n’en sont pas pour autant des insectes dénués de caractère.

Cette volonté de Littell de faire de la machine nazie du meurtre de masse un ensemble complexe de personnages personnalisés - en fait, un personnage à elle toute seule - l’amène toutefois à commettre certains excès. Excès de didactisme, tout d’abord : de nombreuses thèses développées par les historiens sont parfois formulées par le biais de dialogues qui alourdissent le récit. Du « travail en direction du Führer », selon la brillante – mais limitée – expression de Ian Kershaw, aux constats médicaux d’un toubib de Stalingrad sur la malnutrition (voir Beevor), des concepts alimentaires de Suzanne Heim et Götz Aly aux mémoires d’Albert Speer, il se dégage parfois du roman un je-ne-sais quoi de fiche de lecture. Avouons-le franchement : Littell a beaucoup lu, et il recrache beaucoup, pas toujours de la meilleure manière. A sa décharge, le travers se retrouve dans les romans les plus connus consacrés à l’extermination des Juifs, d’Holocauste à La mort est mon métier. Seul un grand écrivain tel que Vassili Grossman pouvait s’en défaire.

Excès de fonctionnalisme, ensuite. A croire cette interprétation, et en caricaturant un peu (mais à peine), Hitler ne contrôlait pas grand-chose, et l’Allemagne fasciste n’était qu’un chaos inimaginable de petits Führer jaloux de leurs prérogatives. Lesdites thèses font bon ménage de l’écrasante responsabilité du dictateur nazi, ce qui constitue précisément leur lacune la plus grave. Et historiquement, l’on tient là la lacune la plus grave du roman de Littell. A le suivre, le génocide est à la fois la résultante d’une folie raciste que d’un dérapage lié à la guerre. Hitler a donné sa directive, mais tout s’accomplit dans le plus grand désordre, au petit bonheur la chance. L’aspect prémédité est presque évacué. Du coup, on ne sait plus très bien pourquoi les Juifs sont tués. Maximilian Aue y avoue son impuissance, de même que nombre de protagonistes, qui en appellent à diverses considérations antisémites, économiques, philosophiques, voire alimentaires, toutes souvent confuses. Manière, pour Littell, de nous faire comprendre que la folie brouillonne et désordonnée d’un régime ne pouvait qu’aboutir à un génocide, qu’une fois le premier texte de loi raciste rédigé, le premier meurtre commis, tout irait tout seul. Analyse vague, et à tout le moins discutable, presque capitularde. Mais peut-être pleinement assumée, car difficile est de déterminer une explication au crime absolu, commis sur des millions de victimes par des milliers de meurtriers.

Excès de littérature, enfin. Car Littell s’accorde, comme il fallait le prévoir, certaines « licences artistiques ». Symboles de cet écart, les sieurs Leland et Mandelbrod, personnalités mystérieuses et très haut placées dans la hiérarchie nazie, au point que Himmler, Speer, peut-être même Hitler, leur rendent des comptes, en parlent avec crainte, tout du moins révérence. Nous touchons là au domaine du fantastique, car quelques indices épars donnent à penser que ces individus ne sont autres qu’une variante supplémentaire du Diable, l’agent corrupteur par excellence. Intemporels, et immortels (ils sont pratiquement les seuls survivants du roman), ils semblent avoir déchaîné le Mal antisémite en Allemagne et en Europe, et s’apprêtent, dans les dernières pages, à travailler pour les Soviétiques – même si leurs déclarations au narrateur laissent plutôt entendre que c’est le régime stalinien qui travaillera pour eux, en particulier quand on songe au renouveau de la judéophobie en URSS dans les années d’après-guerre, sous l’impulsion du Kremlin. Insuffisamment développés, ils laissent planer certaine ambiguïté sur leur rôle et leurs motivations. Mais une telle création littéraire, au demeurant dépourvue d’originalité, et outre qu’elle laisse le lecteur sur sa faim, finit par desservir l’intention de l’écrivain. A rattacher le fonctionnement du système national-socialiste aux projets machiavéliques de ces deux « hommes », Littell porte un coup sévère à sa volonté didactique. D’une part, le nazisme n’avait pas besoin de Leland et Mandelbrod pour naître, vivre et mourir : Hitler suffisait, et sans doute est-ce lui qui, dans la réalité, a été le véritable agent corrupteur. D’autre part, et dans l’hypothèse où mon interprétation ésotérique serait la bonne, réduire la catastrophe nazie à une intervention extra-humaine, démoniaque, serait précisément facile… et réducteur.

Mais mon commentaire est déjà bien long, et il est temps de finir. Je comparais Les Bienveillantes à L’Archipel du Goulag. En y réfléchissant, je songe également à Candide, de Voltaire, mais un Candide perverti, devenu totalement meurtrier. Pour peu vraisemblable que ce soit – mais Littell avait-il le choix ? – Aue voyage beaucoup, voit à peu près tout, y compris même le Führer dans une séquence grand-guignolesque au Bunker de la Chancellerie, épisode absolument incroyable mais qui ne surprend même plus, tant le lecteur a été confronté à la puissante ignominie de la criminalité nationale-socialiste. Il faut lire ce livre, de par le sujet qu’il traite. Il faut aussi lire ce livre, qui est un grand roman. Mais il faut le lire avec la prudence nécessaire à ce type de lecture.

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