Parallèlement à l’affaire de Caluire, reviens souvent sur les forums, le nom de Multon, inévitablement considéré comme un ignoble personnage. Lisez ce qu’en dit Frenay quand, à sa grande surprise, Multon essaye de le contacter en mai 45.
Page 520
***
Le lendemain, à 6 h 30 du matin, le téléphone sonne :
- Ici, Roger Wybot. Monsieur le Ministre, comme convenu je viens vous informer que nous avons arrêté Multon, il y a moins d'une heure.
- Bien, oû est-il?
- Dans mes services, rue des Saussaies.
- Prévenezles que j 'y serai avant 8 heures.
Pensif, je m'habille. Ainsi, il était bien à l'adresse indiquée. Que peut il donc attendre de moi ?
Rue des Saussaies, je trouve Multon assis sur une chaise dans le coin d'une pièce de petite dimension. A mon arrivée, il se lève, hésite. Aurat-il le front de me tendre la main ? Non, en silence, il baisse la tˆte, et attend. Il attend quoi ?
- Multon, vous êtes venu me voir à mon bureau, hier dans l'après-midi. Pourtant vous savez que vos activités criminelles me sont connues votre appartenance à la Gestapo, les ravages que vous avez causés dans nos rangs, la mort de Berty Albrecht... et si je suis là ce n'est pas votre faute et malgré tout vous vouliez me parler...? Qu'avez-vous donc à me dire?
Multon relève la tête. Sa face n'a pas changé : ronde, un peu grassouillette. Son regard, derrière d'épaisses lunettes, est douloureux :
- Je vais tout vous raconter. Alors, peut-être comprendrez vous pourquoi je suis venu vous voir, vous, Henri Frenay, vous Tavernier, vous Gervais, qui avez été mon patron.
Il me raconte en effet comment, arrêté par la Gestapo à Marseille, il a accepté le même jour d'être l'un de ses agents.
- J'ai eu peur, me dit-il. C'est Dungler (Dungler, dit Delage, chef de la Gestapo de Marseille) lui-même qui m'interrogeait et me menaçait. Pour éviter les tortures immédiates, j'ai dit que j’'acceptais de travailler pour lui, espérant bien ensuite lui échapper. Ils ont été plus forts que moi. J'ai été suivi, contraint de donner un, deux, dix camarades. Puis ils tenaient ma famille, restée dans le Poitou. Alors, j'ai continué... J'ai été lâche.
- Mais Berty, étiez-vous obligé de la donner ?
- C'est vous qu'ils cherchaient et c'est à vous que le piège de Mâcon a été .tendu. Mais vous n'êtes pas venu.
- Ensuite?
- Je n'avais qu'une idée : me soustraire à leur emprise. Aussi, début 1944, j'ai accepté avec joie la mission en Afrique du Nord qu'ils m'ont confiée, pensant que là-bas je pourrais leur échapper. C'est ce que j'ai fait. Je me suis engagé sous un nom d'emprunt dans la 1re Armée. J'ai fait le débarquement de Provence à la tête d'une section, heureux en quelque sorte de me racheter, à mes yeux du moins. J'ai ensuite combattu dans les Vosges tout l'hiver. J'ai même été cité à l'ordre de la division. Depuis bien longtemps je n'avais été aussi heureux.. J'ai réussi à reprendre contact avec ma famille, avec précaution, car je pensais bien que la police française ne m'avait pas oublié. En effet, j'appris qu'elle était surveillée, que je ne pourrais donc pas reprendre mon existence comme autrefois. J'ai réfléchi. Je ne peux vivre éternellement sous un faux nom, je ne peux me cacher de tous et de tout Je ne peux plus me sentir comme je suis : un paria.
Alors, levant les yeux et me regardant d'un air humble, il achève :
- Vous avez été mon patron, le chef de Combat où j'ai servi quand même longtemps. Je n'ai vu qu'une seule solution : remettre mon sort entre vos mains. C'est pourquoi, hier, je suis venu vous voir.
Cette confession, dite d'une voix monotone, au fur et à mesure qu'elle se déroule, me trouble et finalement me bouleverse. Je n'ai jamais su haïr et cet homme, en cet instant, m'inspire plus de pitié que d'aversion.
Si, comme des millions de Français, il était resté bien tranquille, chez lui, il n'aurait pas connu le risque d'être un lâche, et de trahir. Il aurait même été peut-être un brillant F.F.I. d'août 1944.
Oui, mais je le sais, je l'ai dit et cela ne peut pas, ne doit pas être autrement : l'homme est responsable et celui-ci, si pitoyable qu'il m'apparaisse aujourd'hui, est responsable de tant de supplices et de tant de morts...
- Multon, vous êtes venu remettre votre sort entre mes mains. Votre sort appartient à la justice et non à moi-même. Il est tracé…
Multon sera jugé et, quelques mois plus tard, fusillé. |