Le livre d'Eric Kerjean m'a convaincu jusqu'à sa dernière partie, à savoir le pourquoi de la mise à mort de Canaris. Sur ce point, l'analyse reste trop tributaire d'une vision traditionnelle mais discutable de la
S.S., vue comme un panier de crabes dans le panier de crabes que serait le Troisième
Reich, d'autant que cette vision est finalement contredite par tout ce qui précède.
J'ai même cru lire une absurdité - quoique je ne parvienne à retrouver la page... -, à savoir que Himmler aurait été informé du complot du 20 juillet 1944 et aurait laissé agir. Il suffit de lire les travaux de Peter Hoffmann (
La Résistance allemande contre Hitler, Balland, 1984) pour se convaincre du contraire, même si cet auteur ne tire pas toujours les conclusions appropriées de ses propres investigations. La documentation allemande publiée dans de nombreux ouvrages outre-Rhin montre bien que ce n'est qu'à l'issue des enquêtes conduites par le
R.S.H.A. après le 20 juillet 2044 que les
S.S. ont acquis une connaissance relativement précise des préparatifs de l'attentat, et certainement pas avant - voir Hans-Adolf Jacobsen (
éd.),
Opposition gegen Hitler und der Staatsstreich vom 20. Juli 1944 in der S.D.-Berichterstattung. Geheime Dokumente aus dem ehemaligen Reichssicherheitshauptamt, Mundus Verlag, 1989, 2 vol.
En vérité, la
S.S. n'a jamais remis en cause son lien fusionnel avec le
Führer. Quant à écrire que
"le salut passait par la S.S. et seulement par elle", ce qui impliquait notamment l'élimination de tout rival conservateur, c'est tout simplement faux. Contrairement à ce qu'on lit souvent, le Troisième
Reich, après l'attentat du 20 juillet, ne procède qu'à une radicalisation limitée de ses institutions. L'Ordre noir de Himmler y gagne assurément en pouvoir. Mais, pour ne citer que cet exemple, la
Wehrmacht reste globalement ménagée, et Hitler refait même appel à des Maréchaux ou des généraux pas fondamentalement nazis pur sucre - quoique très compromis dans la politique criminelle du régime - pour défendre les derniers carrés de l'Empire (Guderian à la tête de l'
O.K.H. en juillet 1944, Von Choltitz à Paris en août 1944, Von Rundstedt à la tête du Front de l'Ouest en septembre 1944, ou Heinrici sur la Vistule en mars 1945). En d'autres termes, l'Allemagne menacée doit faire corps autour de son
Führer : les
S.S. acquièrent le statut de premiers de la classe, mais ils sont surtout là pour montrer l'exemple aux autres groupes institutionnels et sociaux, qu'il ne faut surtout pas remettre en cause au risque de ressembler à ces Bolcheviques que l'on combat, ou de dégrader l'indispensable cohésion nationale.
Pour revenir à Canaris, je rejoins ce qu'écrit François. Son statut, son image, ne sont pas comparables à celles d'un Halder ou d'un Schacht et, de fait, ce pion taillé sur mesure pourrait gêner à l'avenir les mouvements de Himmler, lequel cherche, sur ordre de Hitler, à pactiser avec Eisenhower aux fins de laisser survivre un embryon de nazisme en Allemagne occupée sous couvert de maintenir l'ordre.
Halder et Schacht, quoique conservateurs, peuvent en effet apparaître bien trop compromis, à la différence de l'ex-chef de l'
Abwehr. Le premier
a même vu sa trombine en couverture de Time, ce qui ne l'empêchera certes pas de séduire les Américains après la guerre, tandis que le second est à ce point perçu comme le Banquier du Mal qu'il comparaîtra à Nuremberg. Ce sont par ailleurs deux médiocrités morales, davantage enclines à se vendre au plus offrant qu'à faire preuve de maturité politique. Je suppose également, avec certitude en ce qui concerne Halder, qu'ils n'ont pas autant de contacts avec l'étranger que peut avoir Canaris. Bref, à supposer que les Occidentaux les libèrent, ils n'ont ni la légitimité morale, ni l'intelligence requise, ni l'influence politique pour mettre en danger un Himmler dans les magouilles projetées avec les Alliés.
Canaris, en revanche, est infiniment plus rusé - de par le poste qu'il occupait - et, grâce à l'intox commanditée par Hitler, reste relativement blanc comme neige. Dès lors, le
"petit Amiral" peut apparaître - paradoxalement - comme un rival infiniment plus dangereux pour Himmler que le général vaniteux et le banquier périmé. Il est inimaginable qu'il survive. La créature de Frankenstein doit mourir en même temps que son créateur, précisément parce qu'elle peut lui échapper.