..., pour ma part, qu'il manque un élément à la démonstration de la fausse résistance, et de la vraie fidélité, de Canaris à Hitler. Je dis simplement que le divorce final est peu expliqué.
En fait, il l'est par deux facteurs :
- le lâchage de l'amiral par Himmler (p. 162 : "Pour avoir côtoyé si longtemps les résistants, il devait leur être semblable, pensait probablement Himmler");
- la radicalisation du régime, sous l'impulsion de Hitler, au fur et à mesure que se rapprochait la fin, en une ultime invocation à la Providence : "Le salut passait par la SS et seulement par elle. (...) La grande purge national-socialiste parvint à éliminer la quasi-totalité du personnel politique et militaire considéré comme susceptible de limiter l'influence de la SS" (p. 164-65).
C'est ingénieux, cohérent avec un grand nombre de faits... et cependant faux, à mon avis.
La SS n'a jamais été qu'un instrument... comme d'ailleurs l'humanité tout entière. Le but est à la fois tellement ambitieux (effacer 2000 ans de christianisme, par exemple !) et tellement désirable, que tout peut lui être sacrifié... à commencer par Geli Raubal et Rudolf Hess. Ou Adolf Hitler lui-même, ce perpétuel suicidaire en quête d'une efficience à donner à son cadavre. Alors Canaris, pensez ! Le candidat idéal au rôle du citron qu'on jette après l'avoir pressé.
Pour ma part, sous la considérable stimulation d'Eric, je flaire la solution qui suit :
-il faut distinguer radicalement la période de l'arrestation et celle de l'exécution. L'une se rapporte à la conjoncture du 23 juillet 1944 (après Overlord, mais avant la percée d'Avranches, qui va sceller la nécessité d'abandonner précipitamment la France), l'autre à celle du 9 avril 1945 (période que Hitler sait finale et rend testamentaire).
-le nazisme, depuis le début, s'ingénie à paraître divisé entre plus ou moins durs et plus ou moins mous. Or depuis un moment que je cherche à cerner, et qui remonte au moins à 1942, c'est la SS elle-même qui, cessant de se présenter comme un bloc homogène et une simple courroie de transmission des volontés nazies, s'ingénie à apparaître comme divisée... et diviseuse.
-l'arrestation de Canaris peut apparaître comme celle d'un cerveau du coup d'Etat du 20 juillet, fortement connoté chez les Alliés comme un antinazi utilisable; ce massacreur de spartakistes est donc utilisable par les nazis eux-mêmes, dans la poursuite de leur objectif majeur : le retournement de l'Occident capitaliste contre l'URSS. Il peut être utilisé pour faire croire qu'un nouveau coup d'Etat verrait une partie des SS zigouiller, par exemple, Hitler et Goebbels, pour porter au pouvoir un tandem Fegelein-Canaris (j'ai trouvé des jalons dans ce sens dans les dossiers du MI 6 concernant Colombine, Hohenlohe etc.). Himmler lui-même est, lorsque sont lancés des ballons d'essai de ce genre, dans une position ambiguë : il apparaît tantôt comme une victime potentielle de l'opération, tantôt comme son bénéficiaire principal;
-dans la dernière ligne droite, Hitler a deux fers au feu :
* faire semblant de ne rien céder et de vouloir la destruction de l'Allemagne, mais en fait confier le pouvoir à des gens comme Speer, qui sauvegarderont la puissance économique pour des jours meilleurs, dans une zone occidentale beaucoup plus grande et plus riche que la zone soviétique;
* jouer une dernière carte nazie, celle d'un Himmler prenant contact avec les Américains pour les convaincre in extremis d'enrayer la poussée soviétique, après son suicide... que Himmler serait censé avoir quelque peu provoqué.
C'est en fonction de ce dernier objectif (très bien documenté par les sieurs Bernadotte, Kersten, Dulles et autres, à condition de ne pas lire les propos du RFSS ou de ses sbires comme Wolff ou Schellenberg, au premier degré) que Canaris, soudain, est de trop. Il ne faut pas qu'Eisenhower puisse répondre à Bernadotte transmettant les offres de services de Himmler : OK mais pas lui, qu'on m'amène Canaris ! La pendaison de Canaris et d'une charrette de dirigeants de l'Abwehr est un message signifiant : "ce sera Himmler ou personne !".
Intelligent et renseigné comme il l'était, il est bien possible que Canaris ait parfaitement compris le jeu de Hitler. Cette hypothèse s'ajuste en tout cas fort bien à ses derniers propos : "Mon heure est venue... Je n'ai jamais trahi". Il sait n'être qu'un pion sacrifié dans une manoeuvre de grande envergure, à laquelle il souhaite plein succès. |