j'ai déposé ceci sur Médiapart
:
Des gens très bien, le nouveau livre autobiographique d'Alexandre, le troisième homme célèbre de la famille Jardin, est âprement discuté pour sa vision du régime de Vichy. Elle pécherait par naïveté et manichéisme. Sur ce blog destiné à mettre en débat mon propre travail historique, je me garderai d'entrer dans ce débat-là, puisque précisément il ne s'agit pas d'un livre d'histoire sur Vichy. En revanche, l'historien peut y puiser une matière abondante, pour parfaire et ses connaissances et sa réflexion, sur les décennies qui ont suivi l'Occupation.
Tiré d'une ombre relative par un récit très lu de son propre fils Pascal en 1978, puis par une biographie de Pierre Assouline en 1986, le directeur de cabinet de Laval, Jean Jardin, toujours influent sur la politique française jusqu'à sa mort survenue en 1976, a réussi à passer pour un vichyste intègre et patriote aux yeux de sa propre famille et de l'opinion en général. Alexandre, devenu lui-même un écrivain à succès et un chantre convenu de la saga familiale, secoue ici ce carcan, met les pieds dans le plat et prend le risque de se fâcher avec beaucoup des siens. Il s'en veut avant tout d'avoir mené une double vie, depuis qu'à 17 ans un condisciple, lui-même petit-fils d'un bourreau SS proche d'Albert Speer, lui a donné l'exemple de la lucidité sur le crime nazi et les justifications d'après-guerre de ses auteurs.
Il s'arrache sous nos yeux une tunique de Nessus, sans pudeur mais avec une dignité constante, en racontant une lutte de trente années, à la fois pour connaître la période nazie et pour se résoudre à abjurer le mythe familial. Il revient obsessionnellement sur la rafle du 16 juillet 1942, dite du Vél d'Hiv, en imaginant ce que son grand-père pouvait faire et penser ce jour-là : il voit enfin en face ce qu'était un directeur de cabinet, qui certes n'était pas "visible" dans le processus qui avait amené cette atrocité, contrairement à Pétain, Laval et Bousquet, mais qui y était nécessairement impliqué, comme il l'était dans toutes les affaires tenant à coeur au premier ministre, puisqu'il préparait les documents qu'il signait et les réunions au cours desquelles les décisions étaient prises.
Cet exercice de micro-histoire en dit donc très long sur la digestion de la politique de Vichy par les élites françaises dans les décennies suivantes, et sur les raisons pour lesquelles ce passé, selon l'expression d'Henry Rousso, "ne passe pas". Il nous renseigne aussi sur le nazisme, qui se confirme ici avoir été une entreprise diabolique, souillant durablement ceux qui lui prêtaient assistance, même marginalement. Car, contrairement à tant de publications anciennes ou récentes, ce Vichy-là n'est pas vu seulement en lui-même et selon une morale passe-partout, mais est bel et bien pris dans l'histoire d'une dictature étrangère, précise et datée. C'est bien Hitler qui est aux commandes, c'est bien à lui qu'il faut dire non.
La page des remerciements n'est pas la moins intéressante. Remercions donc nous-mêmes Jean-Paul Enthoven qui, en tant qu'éditeur, aura fini (en encourageant Alexandre Jardin, et en le dissuadant de reculer au dernier moment) par apporter sa pierre à l'histoire du Troisième Reich, et Jean-Pierre Azéma, dont l'histoire familiale n'est pas sans rapport avec celle-là, et qui a coopéré par son expertise historique.