Bonsoir,
En nous confiant son article mensuel, Marc-André Charguéraud évoque la politique britannique visant à empêcher l’immigration juive en Palestine.
L’article fait partie d’une série qui a pour titre
La Shoah en perspective : Idées reçues, paradoxes, polémiques, pages oubliées
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Les Allemands expulsent des Juifs vers la Palestine, les Anglais les empêchent d’y arriver.
1940 - 1941
En 1940 et jusqu’à l’été, en pleine guerre, les Allemands organisent le départ de Juifs d’Europe vers la Palestine et les Britanniques emploient tous les moyens possibles pour les empêcher d’y arriver. Les rôles semblent inversés. Une situation paradoxale ! Wilhelm Perl, un Juif qui participa à l’organisation de ces transports illégaux, décrit bien cette contradiction apparente dans ses Mémoires. « Sur des navires neutres, de jeunes Juifs de toutes nationalités faisaient route avec notre organisation vers la Palestine tenue par les Anglais, où il ne faisait aucun doute qu’ils s’enrôleraient dans les forces britanniques pour combattre les nazis. Les Anglais essayèrent d’empêcher cela. Les nazis non seulement rendirent possible cette entreprise, mais ils y contribuèrent (...) Ils fournirent aux Juifs des bateaux fluviaux, ils leur accordèrent même le droit d’échanger leur monnaie contre des devises dont le Reich avait tant besoin. »[1]
Peut-on dire, comme le célèbre historien de la Shoah Yehuda Bauer, qu’ « en expulsant des Juifs sur des bateaux à destination de la Palestine, Adolf Eichmann, sans le savoir, les sauvait des chambres à gaz ? La Gestapo forçait littéralement les Juifs à se sauver eux-mêmes...» Cette situation est-elle un défi au bon sens ? Non, car le but des nazis avant le début de la Shoah au cours de l’été 1941en URSS n’était pas de sauver les Juifs, mais de s’en débarrasser, ce qui en sauva un certain nombre. [2] Il ne faut pas inverser les facteurs. Il est essentiel de ne pas confondre le résultat et l’intention. La Gestapo expulse les Juifs vers ce qui sera le salut, dans le seul but de s’en débarrasser, quel qu’en soit le prix.
En 1938 et 1939 Adolf Eichmann ouvre deux bureaux à Vienne et à Prague pour organiser les départs. Ces bureaux reçoivent les demandes juives d’émigration, font la sélection des partants, donnent les autorisations de départ et attribuent des devises. Des organisations juives de l’immigration illégale (Aliya Bet) que sont la Haganah, l’Irgun, et les groupes privés comme ceux de Wilhelm Perl et de Baruch Konfino affrétent les bateaux. Ils empruntent la principale route restée ouverte, celle du Danube, dont la libre circulation est garantie par un accord international. Pour Yehuda Bauer, « entre 1938 et 1941, des Juifs mandatés par des organisations sionistes ou ne représentant qu’eux-mêmes entretinrent des contacts avec les responsables nazis comme Adolf Eichmann, toujours dans le but de faire sortir des Juifs du Reich ». [3]
Que les nazis expulsent un maximum de Juifs, c’est leur politique depuis leur accession au pouvoir, mais n’est-il pas surprenant qu’ils aient choisi la Palestine comme destination. [4] Les Allemands n’auraient-ils pas dû ménager leurs sympathisants arabes au Moyen-Orient ? Ceux-ci se sont souvent opposés par la violence à l’arrivée de nouveaux colons juifs. Pour les nazis, le renforcement d’une « nation » juive constitue une énigme. Loin de détruire la « vermine juive », les expulsions vers la Palestine vont contribuer au développement de ce « foyer d’infection », qui un jour risque de contaminer le peuple allemand enfin « purifié » selon l’infâme terminologie nazie.
Hitler a laissé faire. Ne pense-t-il pas déjà, comme il le dira plus tard au Grand Mufti de Jérusalem Amin El Husseini en visite à Berlin qu’une percée allemande à travers les montagnes du Caucase vers le Moyen-Orient doit amener la libération des Arabes. « Après cela, le seul objectif restant à l’Allemagne dans la région sera limité à l’extermination des Juifs vivant sous la protection anglaise ». [5] Pour Hitler l’arrivée en Palestine de quelques milliers de Juifs supplémentaires ne poserait donc pas de problème, il les assassinera plus tard. Cette prédiction du Führer ne s’est heureusement pas réalisée.
De leur côté, les Britanniques, en multipliant les obstacles à l’immigration en Palestine, ont empêché des milliers de Juifs de partir vers la sécurité et la liberté alors que malgré la guerre il est encore temps. C’était leur dernière chance de sauvetages d’importance. Un mémorandum anglais daté du 5 février 1940 résume les actions diplomatiques entreprises pour interdire le départ de navires d’Europe. « Le Foreign Office a demandé aux pays de transit de refuser les visas. (...) Il a demandé aux nations où les propriétaires de bateaux résident de prendre des mesures contre eux. Il a demandé aux pays dont les ports sont utilisés par de tels navires de faire toutes les difficultés administratives possibles pour les empêcher de prendre la mer. On a exploré les possibilités de tourner les dispositions légales qui concernent la liberté de transit sur le Danube et à travers le détroit des Dardanelles pour permettre aux riverains d’empêcher le trafic à notre demande...» [6]
Le Foreign Office intervient directement auprès de certains pays d’Afrique et d’Amérique Latine pour qu’ils cessent de délivrer des visas de complaisance. Les amendes, les confiscations de bateaux, les mises en prison de capitaines et de leurs équipages complètent le dispositif.
L’opposition anglaise à l’arrivée des réfugiés juifs en Palestine s’explique par la grande vulnérabilité de l’Angleterre au Moyen-Orient pendant cette période. Yehuda Bauer la résume en quelques phrases : « Les forces britanniques au Moyen-Orient étaient d’une très grande faiblesse et manquaient cruellement d’armement (...) L’allégeance de l’Irak devenait incertaine. L’Iran était envahi d’agents nazis. Et la Turquie commençait à vaciller. Tout cela pouvait faire basculer un équilibre fragile. » [7] Les Allemands cultivent la sympathie des Arabes pour des plans grandioses d’expansion au Moyen-Orient. Les Anglais, eux, dépendent de la bonne volonté arabe afin d’éviter que la région soit mise à feu et à sang à un moment où ils manquent de moyens pour intervenir. [8]
Un mémorandum daté du 17 janvier 1940, préparé par le Colonial Office, reflète bien ces craintes anglaises. Il accuse les Allemands. « L’immigration illégale n’est pas essentiellement un mouvement de réfugiés, (...) c’est une invasion organisée de la Palestine pour des motifs politiques. (...) C’est manifestement l’intérêt du gouvernement allemand de promouvoir ce trafic, puisqu’il a le double avantage de le débarrasser des Juifs et d’embarrasser le gouvernement de Sa Majesté. » [9]
L’Angleterre considère que l’immigration illégale résulte d’une collaboration entre les organisations juives et la Gestapo, visant à affaiblir les Britanniques au Moyen-Orient. Il faut donc s’y opposer par tous les moyens, et les Anglais vont s’y employer. Sir Evelyn Shuckburgh, ministre adjoint au Colonial Office, résume la position de son ministère, le 4 mai 1941 : « Il est assez difficile d’imaginer ce qui peut arriver à ces infortunées créatures qui sont renvoyées en haute mer. Elles doivent aller quelque part, mais je ne peux imaginer qui que ce soit susceptible de les accueillir. Quoi qu’il en soit, dans ces jours difficiles où nous sommes confrontés à la réalité, le type d’humanitarisme qui prévalait en 1939 ne peut plus avoir cours. » [10] Cette politique précipita nombre de Juifs vers le néant mais cela les Britannique n’en étaient pas conscients à l’époque.
Pour Eichmann cette émigration clandestine reste un échec. En deux années d’expulsion il n’a contribué qu’à l’arrivée en Palestine de 10.420 clandestins. [11] Pendant ce temps là des centaines de milliers de Juifs du Reich ont été déportés vers les ghettos meurtriers de l’Est de la Pologne. De septembre 1939 à fin décembre 1941, en 28 mois, seuls 22.706 Juifs européens ont immigré en Palestine dont 12.286 munis de certificats britanniques d’admission. [12] Selon les termes du Livre Blanc, 35.000 auraient pu entrer pendant cette période dans le pays. Les Britanniques ont donc très largement atteint leur but de freiner l’immigration juive en Palestine.
Cette politique a mis en péril l’une des dernières grandes opérations possibles de sauvetage de Juifs. Elle a de plus engendré des conditions d’immigration meurtrières. Près de 3.000 émigrés clandestins ne sont jamais arrivés en Palestine. Ils « sont morts noyés, assassinés, ou encore morts de froid et autres vicissitudes. » [13]
[1] PERL Wilhelm,
The Four-Front War, Crown, New York 1979, p. 293, cité par BAUER Yehuda,
Juifs à vendre, Editions Liana Levi, Paris, p. 85.
[2] BAUER Yehuda,
American Jewry and the Holocaust : The AJJDC 1930-1945, Wayne State University Press, Detroit, 1981, p. 137. Eichmann était le chef de la Section des Affaires juives de la Gestapo.
[3] BAUER Yehuda,
Juifs à Vendre : Les Négociations entre Nazis et Juifs. 1933-1945, Liana Levi, Paris, 1996, p. 71.
[4] BAUER, Jewish réactions 1989 p. 60 «...De la fin 1939 à la fin 1940, et même pendant les premiers mois de 1941, la Gestapo s’employa elle-même à chasser les Juifs d’Allemagne, contribuant ainsi à terme à leur sauvetage. Ainsi les forces mêmes qui allaient dans peu de temps organiser le meurtre des Juifs participèrent d’abord à leur sauvetage».
Il faut rappeler ici l’accord de transfert Haavera conclut en 1933 entre l’Agence juive et le gouvernement allemand qui permit le sauvetage de milliers de Juifs. Un autre article sera consacré à ce sujet.
[5] BREITMAN Richard et KRAUT Alan,
American Refugee Policy and European Jews , 1933-1945, Indiana University Press, Bloomington, 1987, p. 167. Rencontre du 28 novembre 1941.
[6] WASSERSTEIN Bernard,
Britain and the Jews of Europe, 1939-1945, Clarendon, Oxford, 1979, p. 53.
[7] BAUER, 1981, op.cit. p. 135.
[8] FEIN Helen,
Accounting for Genocide : National Responses and Jewish Victimization during the Holocaust, NewYork Free Press, 1979, p. 184
[9] WASSERSTEIN, op. cit. p. 49 et 50.
[10] WASSERSTEIN, op. cit. p. 80.
[11] GUTMANN Israel,
Encyclopedia of he Holocaust, MacMillan Publishing, New York, 1990. p. 1799. En Autriche sur une population juive initiales de 185.000 personnes, 50.000 ont péri.
[12] IBID. p. 319.
[13] MARRUS Michael,
Les exclus, les réfugiés européens au XXème siècle, Calmann-Lévy, Paris, 1986, p. 277. D’autres clandestins ont emprunté la route italienne.
Copyrigth Marc-André Charguéraud, Genève, 2011