Selon l'ex-anonyme, l'abrogation du décret Crémieux le 7 octobre 1940 n'aurait rien d'antisémite, en tout cas rien de bien méchant, dans la mesure où cette mesure aurait ramené l'égalité entre Juifs et Musulmans, et satisfait aux revendications de ces derniers. En effet, affirme-t-il, avec l'entrée en vigueur, en 1870, du décret Crémieux,
"une faute politique fut commise puisque c'était aboutir à une séparation discriminatoire entre deux communautés avec toutes ses conséquences".
Chacune de ces affirmations est grossièrement inexacte. Et l'ensemble s'inspire en fait de la propagande antisémite qui a ravagé l'Algérie dès l'entrée en vigueur du décret - un point qui ne saurait surprendre,
quand on connaît l'ex-anonyme (qui a notamment
nié l'authenticité du Journal d'Anne Frank).
Il est important de rappeler que le décret Crémieux accordait automatiquement la
citoyenneté française aux Juifs d'Algérie. Juifs et Musulmans possédaient déjà la
nationalité française, une nationalité de statut, par défaut, liée à l'occupation et à l'annexion de l'Algérie à la suite de l'entrée en vigueur de l'Ordonnance royale du 24 février 1834, et cette nationalité d'exception ne leur accordait aucun droit de
citoyen français.
En effet, l'occupant français avait "promis", en vertu de l'acte de capitulation du bey d'Alger du 5 juillet 1830, de laisser les occupés s'auto-administrer. En pratique, Musulmans et Juifs restaient soumis, pour ce qui concernait le Droit des personnes et des successions, autrement dit le statut personnel, à leurs principes religieux, et en particulier la loi coranique, tandis que leurs droits politiques étaient réduits à la portion congrue, délimité par un véritable "code de l'indigénat" qui s'est formé peu à peu. Bref, Musulmans et Juifs étaient des ressortissants français de seconde zone, car exclus de la citoyenneté française qui régissait la métropole. Ce statut spécial présentait l'incontestable avantage, aux yeux du gouvernement, de justifier la politique française de répression/spoliation.
Par sénatus-consulte du 15 juillet 1865, le Second Empire accorde cependant aux "indigènes" la possibilité de demander à
"jouir des droits de citoyen français", à la condition de renoncer à leur statut personnel. Cinq ans plus tard,
le décret Crémieux du 24 octobre 1870 dispose que
"les israélites indigènes des départements de l'Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu'à ce jour restant inviolables". C'est ainsi conférer la citoyenneté française aux Juifs d'Algérie, ce automatiquement.
Cette naturalisation massive choque la plupart des colons, et nourrit un puissant courant antisémite. Les Musulmans, en revanche, ne protestent nullement. Bien au contraire, les responsables musulmans ont même appuyé les démarches de la communauté juive tendant à l'entrée en vigueur d'un tel décret ! Ils n'y voient d'ailleurs nullement un privilège accordé aux Juifs, car obligeant ces derniers à abandonner, sans discussion, leur statut personnel, bref à ne plus se soumettre à la loi religieuse (Robert Attal,
Regards sur les Juifs d'Algérie, L'Harmattan, 2000 p. 228)...
Les propagandistes antisémites s'efforceront néanmoins de faire croire, ce contre l'évidence, qu'un tel décret était susceptible de froisser les Musulmans. Ils feront grand cas de l'insurrection kabyle de 1871, qui aurait été suscitée par cette nouvelle législation, ce qui constituait un bobard de première grandeur. Le chef des insurgés lui-même, Mokrani, avait pourtant bien précisé que
"la révolte n'a rien de politique ; elle est due à la misère et à l'humiliation", les notables musulmans précisant que le décret Crémieux n'était nullement en cause - voir Robert Attal,
Les communautés juives de l'Est algérien de 1865 à 1906, L'Harmattan, 2004, p. 46.
L'objectif des antisémites était très clair, et n'échappera d'ailleurs nullement aux rebelles puis aux indépendantistes algériens : il s'agissait, d'une part, de supprimer les droits d'une communauté particulière et, d'autre part, d'imputer les difficultés de la colonisation aux Juifs. De cette manière, l'antisémitisme servait à légitimer l'oppression coloniale, tout en occultant les véritables problèmes qu'elle suscitait.
Car en attendant, le statut des Musulmans ne va, lui, pas connaître de progression sensible. En pratique, la possibilité de devenir citoyen français accordée en 1865 restera des plus illusoires. Tout d'abord, le demandeur musulman doit renoncer à la loi coranique régissant son statut personnel, sachant qu'une telle renonciation ne donne pas automatiquement droit à la citoyenneté française, cet octroi restant soumis à l'appréciation des autorités locales, peu enclines à une telle générosité, à tel point qu'elles incitent même les candidats à abandonner la procédure. Les étrangers qui s'installent en Algérie sont pourtant soumis à un régime législatif plus favorable, leur ouvrant en effet plus facilement les droits à l'acquisition de la citoyenneté française.
En tout état de cause, la métropole refuse catégoriquement de créer un régime spécial comme celui applicable au Sénégal ou dans les villes françaises des Indes, à savoir une amélioration des droits civils et politiques combinés avec le maintien du statut personnel, bref une cohabitation de la citoyenneté française avec la liberté religieuse locale. De fait, l'Algérie française continue de se développer, mais à plusieurs vitesses, sachant que les colonisés demeurent des citoyens de seconde zone. Les antisémites ont beau réclamer l'abrogation du décret Crémieux, ce problème échappe aux Musulmans, ou ne les intéresse que dans la mesure où il s'agit d'améliorer leur sort à l'instar des Juifs - pour une étude d'ensemble du statut des Juifs et des Musulmans en Algérie, voir Patrick Weil,
"Le statut des Musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée",
La Justice en Algérie 1830-1962, La Documentation française, Coll. "Histoire de la Justice", 2005, p. 95-109, article d'où je tire la plupart des informations produites dans mon message.
Le régime de Vichy, en 1940, sait entendre les revendications antisémites, mais pas celles des Musulmans. De fait, l'abrogation du décret Crémieux, par loi du 7 octobre 1940, qui signifie la perte des droits politiques des Juifs d'Algérie, s'inscrit dans une démarche totalement antisémite, accompagnant une législation d'exclusion symbolisée par le Statut des Juifs du 3 octobre 1940. Une telle abrogation ne releve ainsi nullement d'une politique tendant à mettre sur un pied d'égalité Juifs et Musulmans d'Algérie. En effet, elle s'accompagne d'une interdiction faite aux Juifs de demander à acquérir la citoyenneté française, alors qu'une telle faculté reste - théoriquement - ouverte aux Musulmans. En d'autres termes, les Juifs sont relégués à un niveau inférieur à celui des Musulmans, sans d'ailleurs que le statut de ces derniers ne s'améliore.
C'est pourquoi l'abrogation suscite davantage le malaise que l'enthousiasme chez les Musulmans, malaise ainsi résumé par des notables musulmans le 29 novembre 1942 :
"On a cru que les Musulmans se réjouissaient de l'abrogation du décret Crémieux, alors que ceux-ci ont pu simplement se rendre compte qu'une citoyenneté qu'on retirait après 70 ans d'exercice était "discutable", par la faute de ceux-là mêmes qui l'avaient octroyée" (cité
in Robert Attal,
Regards sur les Juifs d'Algérie,
op. cit., p. 228).
De leur côté, les indépendantistes algériens ne seront pas dupes, ce que Ferhat Abbas résumera parfaitement à un officiel français :
"Nous ne voulons pas d'égalité par le bas" (
ibid.).
Autrement dit, le problème de l'Algérie coloniale ne résultait en rien du décret Crémieux, mais, précisément, de son statut... colonial.