Il est sûr qu'à première vue, cette querelle d'historiens - pour la plupart prestigieux - sur la date de la décision du génocide peut apparaître spécieuse. Mais si l'on creuse la question, l'on constate qu'il n'en est rien. C'est même l'une des problématiques les plus importantes jamais léguées par le XXe siècle.
Elle nous permet en effet de mieux cerner le personnage de Hitler, outre d'améliorer notre connaissance du système nazi, donc d'approfondir notre appréhension du mal à l'état pur. Le journaliste américain Ron Rosenbaum avait parfaitement résumé les données de l'équation (Ron Rosenbaum,
Pourquoi Hitler ? Enquête sur l'origine du mal, J.-C. Lattès, 1998, p. 559) :
"Polémique ô combien fascinante, dans la mesure où les théories sur la date exacte de cette décision ne se réduisent pas à de simples chicaneries à propos de mois et de semaines. Où elles se révèlent être prsque inévitablement des théories sur la mentalité de Hitler, sur la place occupée chez lui par la haine des Juifs (haine sincère ou opportuniste, débat qui rejoint la querelle Bullock-Trevor-Roper), sur les rouages de sa psychologie - en réalité, sur qui était réellement Hitler.
"Il semble, d'une manière générale, que plus un chercheur ou un historien fait remonter loin la décision de Hitler d'anéantir physiquement les Juifs, plus le Hitler qu'il imagine manifeste une obsession des Juifs éclipsant toute autre considération. Au contraire, plus il situe la décision à une date tardive, plus son dictateur donne l'impression d'avoir d'autres soucis en tête, parfois antinomiques - Lebensraum, objectifs militaires, problèmes pratiques de transports et de déploiement de troupes -, un Hitler nettement plus pragmatique, conflictuel ou indécis."
Et Rosenbaum d'ajouter, plus loin : un
"Hitler-Hamlet", dévoré par le doute, craignant le remords. Cette version du dictateur
"faible", dans tous les sens du terme (caractère et politique), est celle de l'école fonctionnaliste, pour qui le génocide est le dérapage incontrôlé d'une administration rendue folle par la radicalisation des années trente et les circonstances de la guerre. Les intentionnalistes, en revanche, font de Hitler un personnage doté d'un programme cohérent.
Le débat porte à l'heure actuelle sur la datation du génocide en 1941. De toute évidence, l'ordre a été donné cette année là. Est-ce avant
Barbarossa, ce qui indique que Hitler liait l'extermination à la conquête de l'espace vital ? Est-ce après le 22 juin 1941, dans l'euphorie des victoires de l'été, ce qui laisserait entendre que le dictateur a attendu d'être certain d'un succès pour passer à l'action ? Est-ce à l'automne, alors qu'il devient visible que la machine de guerre allemande ne l'emportera pas avant la fin de l'année, ce qui incite Hitler à se venger sur les Juifs ? Est-ce après l'entrée en guerre des Etats-Unis, qui pousse le
Führer à liquider les otages ?
A mon sens, ce débat me paraît surestimé. Il confond la notion d'ordre et celle de prise de décision. A supposer qu'un ordre soit communiqué en 1941 (vraisemblablement en juillet, puis différé jusqu'à novembre - avis perso), il peut très bien résulter d'une décision qui lui est bien plus antérieure. En ce qui me concerne, Hitler a résolu d'anéantir les Juifs dès 1918-1919, et ses pseudo-hésitations, ses pseudo-demandes de conseil ne sont que baratin et poudre aux yeux pour se tailler un alibi sur mesure devant l'Histoire. Bref, à mes yeux, Hitler est un authentique dément d'une intelligence diabolique, agrégé en manipulation et en perversité.
Vous écrivez que
"le projet criminel existait, et dès avant la guerre. Aucun armistice, aucune paix blanche ne l'aurait fait différer." Et, de mon point de vue, vous avez raison. Mais cette thèse ne va pas de soi. Bien des historiens - et pas que des fonctionnalistes pur jus - la contestent. Lesdits fonctionnalistes ont d'ailleurs tendance à répliquer, lorsqu'on leur détaille la thèse d'un coup prémédité, que personne ne peut agir ainsi, planifier un crime aussi énorme sur plusieurs années. Sous-entendu : personne de normalement constitué. En quoi ils oublient qu'on cause d'un des pires criminels de guerre de l'Histoire...