Bonjour Jacques, bonjour à tou(te)s,
J'ai lu il y a quelque temps un livre de Raymond Aron qu'il faudrait que je présente ici : "De Gaulle, Israël et les Juifs" si ma mémoire est bonne.
Mais contrairement à ce à quoi je m'attendais, la critique contre de Gaulle est assez légère et Aron pointe surtout l'engrenage fatal dans lequel Israël vient, en cette fin des années 60, de se coincer la main en occupant les territoires palestiniens...
Je n'ai plus sous les yeux ce recueil d'articles que Raymond Aron publia en 1968 sous le titre "De Gaulle, Israël et les Juifs". Au chapitre, "Le temps du soupçon", consacré à la conférence de presse du Général de Gaulle, Raymond Aron, malgré sa modération légendaire, malgré sa réputation d'analyste "froid", laisse éclater son émotion et son indignation.
Quinze ans plus tard, dans ses "Mémoires" Aron reviendra sur ce douloureux épisode en y consacrant un chapitre entier: "Sûr de soi et dominateur".
Quelques extraits révélateurs:
Le passage de la conférence de presse du Général consacré aux événements de juin contenait une phrase, une petite phrase comme on dit, qui avait été remarquée et commentée: "peuple d'élite, sûr de soi et dominateur". Des hommes que je respecte et admire, le R.P. Riquet par exemple, refusèrent de soupçonner dans les propos du Général d'autres sentiments que l'admiration pour un peuple d'élite, même si, en cette occasion, ce peuple avait abusé de son penchant à la domination. Pour mon compte, je ne doutai pas - et je reste convaincu d'avoir eu raison - que le Général eût voulu donner une leçon aux Juifs de France en même temps qu'aux Israéliens. Aussi bien, en usant de l'expression "peuple" qui englobait les Israéliens et les Juifs de la diaspora, il ne frappait pas les seuls Juifs d'Israël. Ce qui, selon toute probabilité, l'avait irrité, c'était l'attitude des Juifs de France à l'égard de la victoire des Six Jours: manifestations de foules, pro-israélisme de certains organes de presse allant jusqu'à de fausses nouvelles, pro-israélisme de la masse des Français entraînés par la propagande et par des émotions obscures, sympathie pour Israël - David menacé par Goliath - , mais aussi désir à peine conscient de revanche sur les Arabes, après l'abandon de l' Afrique du Nord, identifié à une défaite nationale.
A l'époque, je me demandai longuement si je devais intervenir dans ce débat, de même que je m'étais longuement demandé si je devais publier mes opinions sur l'Algérie. Antisémite, le général de Gaulle ne l'avait jamais été, tout au moins depuis son entrée en politique, en 1940. Pourquoi prendre au tragique quelques mots qui, après tout, n'excluaient pas une interprétation flatteuse ? Dans la pensée du Général, "dominateur", "sûr de soi", autant de compliments. Interprétation d'autant plus improbable que l'adjectif "dominateur" a été constamment employé par les antisémites français, par Xavier Vallat, haut-commissaire aux Affaires juives pendant la dernière guerre. Le Protocole des Sages de Sion, le fameux faux fabriqué par la police du tsar, partait de la même inspiration et lançait la même accusation : la volonté de domination des Juifs.
Plus particulièrement à propos du livre "De Gaulle, Israël et les Juifs" :
C'est donc la première partie, intitulée "Le temps du soupçon", polémique contre la conférence de presse du général de Gaulle, qui constitue le coeur, la raison d'être de ce petit livre.
Qu'ai-je voulu dire dans ce texte, unique dans l'ensemble de mes écrits ? D'abord et avant tout démontrer, le texte à l'appui, que la petite phrase, bien loin d'honorer le peuple juif, répercutait les échos d'une vieille tradition d'antisémitisme. Le général de Gaulle avait dit: "certains même redoutaient que les Juifs, jusqu'alors dispersés, qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tout temps, un peuple d'élite, sûr de soi et dominateur, n'en viennent, une fois qu'ils seraient rassemblés, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu'ils formaient depuis dix-neuf siècles: L'an prochain à Jérusalem." Que les Juifs, dans la diaspora, fussent restés un peuple sûr de soi et dominateur, l'affirmation me sembla si aberrante, si énorme que j'avais peine à croire mes oreilles. Sûrs de soi, les Juifs, pendant des siècles parqués dans les ghettos, exclus de la plupart des professions, toujours menacés de persécutions (qu'ils avaient eux-mêmes "provoquées" ou pour mieux dire "suscitées", pour citer encore le Général) ? Xavier Vallat, commissaire aux Affaires juives pendant la guerre, commentant mon livre, salua le retour des idées qu'il avait toujours soutenues, appliquées. Je n'accusai pas le Général d'antisémitisme, je l'accusai de lui rendre des titres, sinon de noblesse, du moins de légitimité. Je ne lui reprochai pas de détacher la France de l'alliance israélienne: "N'importe quel gouvernement français, après l'indépendance de l'Algérie et l'achèvement de la décolonisation, se serait efforcé de renouer les liens dits traditionnels avec les pays arabes au Moyen-Orient" ; je lui reprochai de condamner Israël seul, alors que les initiatives diplomatiques de caractère agressif furent prises par Nasser (fermeture du golfe de Tiran, occupation de Charm El-Cheihk après le départ des Casques bleus, concentration de troupes dans le Sinaï). Certes, le général de Gaulle avait déclaré à l'avance qu'il condamnerait celui qui tirerait l'épée le premier et qu'il viendrait au secours d'Israël en péril. "Et, nous dit M. Gorse, une promesse du général de Gaulle vaut quelque chose." Qu'aurait-il envoyé au secours d'Israël, en dehors d'une conférence de presse ?
Le Général en voulut à l'État d'Israël de n'avoir pas suivi ses conseils. Probablement en voulut-il plus encore aux Juifs de France d'avoir manifesté, comme ils le firent, leur joie et leur "solidarité" avec Israël.
Rappelons aussi que la conférence de presse entraîna la rupture des relations amicales entre le général et René Cassin, l'un des premiers et des plus éminents Compagnons du général de Gaulle.
Bien cordialement,
Francis. |