Juin 40 par Albert Cohen - Chroniques de guerre - La France Libre, 1940-1945 - forum "Livres de guerre"
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Chroniques de guerre - La France Libre, 1940-1945 / Raymond Aron

 

Juin 40 par Albert Cohen de René CLAUDE le samedi 16 octobre 2004 à 10h55

Bonjour,

Devant l'embouchure de la Gironde, le dix-huit juin à six heures du soir, le bateau trembla, gémit sa vapeur, et ses pulsations firent mal au cœur de l'homme quittant le pays de l'enfance, du lycée, des amitiés et des amours. Le bruit de l'ancre remontée était funéraire et l'homme qui prenait congé de son enfance pensa aux hommes noirs qui viennent chercher le cercueil. Les chaînes de l'ancre faisaient un bruit de mort et la sirène du bateau pleurait sur le mal de celui qui abandonnait la tendre aimée rieuse aux yeux clairs, aux lèvres de sinueuse ironie, la sensible, la lucide, la reine des nations.

Tandis que, sur le pont surpeuplé, une boîte sonore faisait entendre la radio des nouveaux maîtres de la France, faisait entendre les notes mortellement lasses d'une nouvelle Marseillaise, d'une Marseillaise honteuse et blessée, exsangue, découragée, si timide, l'homme qui abandonnait le pays de l'âme, accoudé au bastingage comme en un roman ou en un film, regardait, les yeux morts. Il ne regardait pas vers l'avant et la nouvelle vie. Il regardait, le front moite et les lèvres sèches, vers la côte girondine qui s'éloignait et où il voyait un carrousel fou et des tourbillons de cauchemar, où il voyait tourner, vertigineusement immobiles, des cathédrales, des boîtes à bouquins sur des quais parisiens, des arcs de triomphe et des grands livres de raison et tous les poèmes d'un peuple assassiné.

Sur la côte bordelaise il voyait Montaigne attristé mais aussi, sur cette même côte, dans un bric-à-brac cinématographique de rêve angoissé, le grand Meaulnes allant son rêve dans une lande ; les taxis prestes et précis de Paris, auréolés d'engueulades, de hargnes et de rigolades ; des annonces de métros ; des bureaux de poste où d'affectueuses harpies agitaient frivolement des ciseaux et des pots de colle ; des veuves vineuses en longs voiles noirs ; des loges de concierges parisiennes, peuplées de canaris, de chats et de poupées en étoffe que l'odeur de renfermé et de d'été ; Proust ganté de blanc, écrivant dans son lit et gémissant, dans la fumée des poudres anti-asthmatiques, qu'il était très malade et que demain il allait mourir ruiné ; les ombres discrètes de la Madeleine sur le trottoir luisant de graisse, chuchotantes butineuses ; les cirques et les foires de l'enfance et tous les professeurs ; tous les visages et tous les sourires d'un pays aimé ; des paysans lents et honnêtes de Savoie ; des rues eczémateuses de Montparnasse où filaient des chats miteux ; un virevoltant Cocteau, maigre diable ahuri sans cesse surgi d'une boîte, aimable bavard aux ingéniosités en fil de fer et à la tignasse hottentote ; des Marseillaises ailées et armées, enthousiastes messagères criant aux hommes la grande nouvelle des libertés ; des arcs et des triomphes disparus ; Valmy et Jemmapes et les joyeuses victoires en sabots de la Grande Révolution ; la Déclaration des Droits de l'Homme déchirée et souillée par de minuscules notaires en jaquette, ravis dans leurs barbichettes, ravis de ne plus voir de poings levés et qui, grassouillets, faisaient de niais saluts romains et crachotaient sur la République assassinée ; Racine et Molière et les zincs puants où des Parisiens, le mégot éteint aux doigts et les pieds sur la sciure, trempaient des croissants mous et gras dans le café au lait de l'aube sale et jeune ; cent mille villages endormis dans l'herbe française, cent mille aux yeux clignotants sous le ciel fleuri d'étoiles internationales ; la place Vendôme qui est harmonie et raison ; la rue Dupin, grâce et familiarité, où se promenait une concierge bavarde et géniale qui était peut-être Max Jacob.

Tout cela, tout cela et bien d'autres choses encore sur la côte disparue. La gorge en bois et le dos moite, il voyait ses tendresses et sa foi, il voyait disparaître sa vie passée.


Albert Cohen, Ecrits d'Angleterre, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

Bien cordialement,

RC

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