Katyn fut un crime stalinien, mais ce fut aussi un mensonge stalinien. Or, comme bien des actes imputables à Staline, la mise en oeuvre d'un tel mensonge fut passablement improvisée, et indéniablement maladroite, au point de se retourner contre lui.
Tout d'abord, après l'annonce par la radio allemande, le 13 avril 1943, de la découverte du charnier de Katyn, la radio soviétique répliqua que les cadavres déterrés étaient issues d'un
"champ de fouilles archéologiques" (Frédéric Saillot,
Katyn. De l'utilité des massacres, L'Harmattan, 2010, p. 15). Il fallut attendre quelques jours pour que Radio Moscou n'accusât les Allemands d'avoir procédé aux massacres des prisonniers de guerre polonais, dans les semaines suivant l'invasion de l'U.R.S.S.
Ensuite, la presse alliée dut attendre plus de trois mois après la libération de Smolensk pour être conviée à assister de manière très accélérée aux travaux d'une commission d'enquête spéciale. A cette occasion, les Soviétiques avaient réuni
"plus de cent témoignages concordants" (Alain Decaux,
Nouveaux Dossiers Secrets, Perrin, 1967, p. 361), des témoignages
"abondants, variés, plutôt convaincants", qui
"répondent à toutes les questions que l'on se pose, confirment l'existence de prisonniers polonais près de Smolensk avant juillet 1941, confirment que ces prisonniers, restés là lors de l'avance allemande, ont été capturés par les armées hitlériennes, quoique nombre de Polonais aient tenté de s'évader, confirment que ces prisonniers ont été conduits par les Allemands dans la forêt de Katyn, où ils ont disparu" (
ibid., p. 360). Mais ces témoignages posaient plusieurs difficultés. Tout d'abord, ils concordaient trop parfaitement, sans donner prise à l'imperfection mémorielle propre à toute déposition humaine. Ensuite, ils étaient entachés d'erreurs manifestes : plusieurs d'entre eux mentionnaient que les uniformes des tueurs allemands étaient trempés du sang de leurs victimes, ce qui était discutable dans la mesure où ces dernières avaient été abattues d'une balle tirée dans la nuque, ou à l'arrière du crâne, ce qui ne pouvait dégager de tels flots de sang. Enfin, les journalistes occidentaux notèrent que ces témoins étaient solidement encadrés par les Soviétiques, et ne pouvaient s'exprimer librement.
La conférence de presse donnée à Katyn par les Soviétiques tourna court, se déroulant dans
"une atmosphère préfabriquée" selon un reporter occidental. Devant les questions de plus en plus précises qui leur étaient adressées, les Soviétiques lâchèrent prise et mirent fin au spectacle. La Commission soviétique
n'en rendit pas moins son rapport quelques jours plus tard, concluant évidemment à la culpabilité allemande.
Vint le procès de Nuremberg. Tout d'abord, le 21 mars 1946, il s'agissait de
"préparer des témoins bulgares. Pour cela, le camarade Abakoumov se rendra en Bulgarie" (citée
in Alexandra Viatteau, "Comment a été traitée la question de Katyn à Nuremberg",
in Les procès de Nuremberg et de Tokyo, Complexe, 1996, p. 149).
En effet, les Allemands avaient réuni, en 1943, une commission d'experts internationaux chargée d'enquêter sur le massacre de Katyn. L'un des membres de cette Commission était un Bulgare, le Professeur Markov, agrégé de Médecine légale et de Criminologie à l'Université de Sofia. Markov avait conclu, avec les autres experts, à la culpabilité soviétique. Lorsque la Bulgarie tomba dès 1944 dans l'orbite communiste, il changea d'avis et prétendit avoir formulé une telle conclusion sous la contrainte, que Katyn était un crime allemand. Le sanguinaire Abakoumov, ce chef du non moins sanguinaire
SMERSH qui se plaisait à torturer lui-même les suspects, devait donc "travailler" Markov...
Mais le rapport soviétique continuait:
"préparer trente cinq témoins russes et deux experts médicaux, Prozorovsky, Semionevsky et Smolianov. Le camarade Merkoulov s'en charge. Préparer des témoins polonais et leurs témoignages. Le camarade Gorchenine s'en charge par l'intermédiaire de T. Sofonov et T. Savitsky." (
ibid.)
Merkoulov était l'adjoint de Lavrenti Beria à la tête du
N.K.V.D. En octobre 1940, il avait été approché par le colonel polonais communiste Berling, qui lui avait demandé de constituer une armée polonaise pro-soviétique. Evoquant les officiers internés en Biélorussie et dont il ignorait le massacre, Berling s'était attiré cette réponse du Soviétique:
"Non, pas ceux-là. Nous avons commis à leur égard une grosse erreur." (Decaux,
op. cit., p. 299)
On voit en tout cas que les Soviétiques comptaient produire un grand nombre de témoins à Nuremberg : plus d'une quarantaine, contre cinq ou six Allemands cités par les avocats des accusés nazis. Sans compter la production de
"documents authentiques" (rapport cité par Viatteau, p. 149), d'un
"documentaire filmé sur Katyn" patronné par Vychinsky (
ibid.), et cerise sur le gateau, "un témoin allemand"...
Pas de chance. Le Tribunal militaire international de Nuremberg, peu désireux de se laisser embarquer dans une affaire fleurant bon la manipulation, décida de limiter l'examen de Katyn à l'interrogatoire et au contre-interrogatoire de trois témoins pour la Défense et trois pour l'Accusation soviétique. Sans doute parce que le
"témoin allemand" aurait perdu toute crédibilité en audience, de même que les autres, les Soviétiques se limitèrent donc à citer:
1) le Dr. Prozorovsky, expert médico-légal soviétique, membre de la Commission d'enquête montée par le Kremlin sur l'affaire Katyn, qui se borna à déclarer qu'il s'en tenait à ses conclusions ;
2) le Professeur Bazilevsky, maire-adjoint de Smolensk en 1941 (
"et pourtant libre", signalera Jean-Marc Varaut,
Le procès de Nuremberg, Hachette/Pluriel, 1993, p. 143): en fait un témoignage indirect, car il n'avait pas vu les massacres, mais se contenta de raconter ce que lui aurait révélé le maire de Smolensk, un avocat proche de la
Kommandantur, B. G. Menchaguine, qui lui-même le tenait d'un officier allemand, à savoir que les officiers polonais
"avaient été exécutés par les autorités allemandes sur le territoire de Katyn". Mais Maître Stahmer le
"surprend à répéter sa leçon" (
ibid., p. 143), et le discrédita à l'audience, au point que le Président du Tribunal lui-même manifesta son agacement envers Bazilevsky.
3) le Dr. Markov, visiblement bien "travaillé" par Abakoumov, qui répèta que les membres de la Commission réunie par les Allemands n'avaient signé leur rapport que contraints et forcés, et que les corps polonais avaient été enterrés en 1941-1942, pas en 1940, ce qui excluait la culpabilité soviétique.
Mais ces trois témoins n'emportèrent nullement l'adhésion, à l'inverse de ceux produits par les avocats de la Défense, à savoir le
Regimentskommandeur Oberstleutnantcolonel Friedrich Ahrens (accusé par les Soviétiques d'avoir organisé le massacre, et qui s'était présenté de lui-même devant le Tribunal), ainsi que le lieutenant Von Eichhorn, spécialiste des liaisons téléphoniques de la
Heeresgruppe Mitte (Groupe d'Armées Centre) et le général Eugen Oberhaüser, chef des transmissions dudit Groupe d'Armées.
Les Soviétiques tentèrent d'autres manoeuvres en vue de faire triompher leur version des faits,
le tout relaté dans cet article de Gilles Karmasyn. Sans succès : le chef d'accusation de Katyn fut retiré des débats, et ne fut donc pas inclus dans le jugement définitif rendu par le Tribunal. Léon Poliakov écrira (
Le procès de Nuremberg, Julliard, coll. "Archives", 1971, p. 205) :
"Le Tribunal de Nuremberg paraissait tirer sa conclusion, puisque dans son verdict, il ne parlait pas de cette affaire, et ne la mettait donc pas à la charge des Allemands. [...]
A l’Est, le gouvernement communiste polonais composé par Moscou, le gouvernement Beirut, ne mentionna même pas le nom de Katyn dans la liste des crimes allemands commis en Pologne, et cela peut être considéré comme un aveu." Le mensonge stalinien avait ses limites.