Bonsoir,
Nous remercions Marc-André Charguéraud qui nous autorise aimablement à publier son dernier article que fera partie d'une série :
La Shoah en perspective - Idées reçues, paradoxes, polémiques, pages oubliées
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L’homme qui livra 437 000 Juifs aux nazis en huit semaines au printemps 1944
L’amiral Horty en tant que chef de l’Etat hongrois ne peut échapper à la responsabilité de cette déportation massive.
Miklos Horty Nagybanya est mort au Portugal à l’âge de 89 ans. Proclamé régent de la Hongrie en mars 1920, il ne rend plus compte au Parlement et règne sans partage depuis 1937. Il devient un allié modèle d’Hitler. Dès avril 1938, il rejoint Berlin, Rome et Tokyo dans le pacte anti-Komintern contre le communisme international. En novembre 1940, il signe le Traité tripartite, devenant ainsi l’allié formel de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon.
Fidèle à ses engagements, Horty envoie 200 000 hommes participer à l’offensive allemande contre l’URSS en juin 1941. Arrêté par les Américains au printemps 1945, il est appelé comme témoin au procès de Nuremberg. La Yougoslavie demande qu’il soit jugé comme criminel de guerre. Les Alliés victorieux s’y refusent. Ils relâchent Horty qui trouve refuge chez un dictateur ami, Antònio Salazar, à Lisbonne.
On peut se demander quelles sont les raisons qui ont conduit les Alliés à faire preuve de tant de mansuétude envers un vassal inconditionnel du Reich. On avance qu’il a refusé en 1942 et 1943 de déporter la population juive de Hongrie malgré les pressions répétées des nazis. Alors que le pays était occupé par la Wehrmacht, n’a-t-il pas aussi eu le courage le 7 juillet 1944 d’ordonner l’arrêt des déportations de Juifs vers les camps de la mort ? Il a aussi pris en octobre 1944 le risque d’entamer des négociations d’armistice avec les Russes, ce qui lui a valu d’être lui-même arrêté par la Gestapo et transféré en Allemagne.[1]
Tout cela est exact. Mais c’est une lecture trop partielle de l’histoire. Elle oublie qu’Horty a promulgué des lois antisémites qui rivalisent avec celles du Reich : limitation à 20% puis à 5% de la participation des Juifs à la vie économique et à l’administration dès 1938. Suit une loi interdisant le mariage et les relations sexuelles avec les Juifs et une autre privant de la nationalité hongroise 250 000 Juifs. Une dernière loi définit les Juifs comme une race et non une religion.[2]
Les persécutions s’accompagnent de tueries. Environ 60 000 Juifs sont morts avant l’occupation allemande de mars 1944. Sur quelque 100 000 Juifs envoyés par Budapest au travail forcé à l’Est, 42 000 décèdent. En juillet 1941 le gouvernement hongrois livre aux Allemands plus de 18 000 Juifs étrangers. Evacués vers Kamenets-Podolski, ils sont exécutés les 27 et 28 août par les SS, des mercenaires ukrainiens et une unité de sapeurs hongrois.[3]
Le drame principal se noue avec l’arrivée en Hongrie des troupes allemandes le 19 mars 1944. 437 000 Juifs sont déportés en 54 jours du 15 mai au 9 juillet vers les chambres à gaz. Nulle part ailleurs, pas plus en Pologne qu’en URSS, un si grand nombre de juifs n’a « disparu » en si peu de temps. Pour Churchill ce fut « probablement le plus important et le plus horrible crime jamais commis dans l’histoire du monde ».[4] Horty n’a pas été impliqué dans la décision de cette déportation massive, mais il est directement responsable, en tant que chef de l’Etat, de son exécution. Il accepte de livrer 437 000 Juifs aux bourreaux nazis.
Edmund Veesenmayer, l’ambassadeur d’Allemagne à Budapest, confirme après la guerre que sans la collaboration de 20 000 gendarmes hongrois les déportations n’auraient pas été possibles. Eichmann, qui ne dirigeait que 150 à 200 hommes à Budapest, explique avant sa capture en Argentine : « Il était clair pour moi, comme Allemand, que je ne pouvais pas déporter les Juifs de Hongrie. (...) C’est pourquoi j’ai laissé la tâche aux autorités hongroises. » [5] Cette responsabilité décisive des autorités hongroises se situe au plus haut niveau de l’Etat.
Lors de sa rencontre avec Hitler, au château de Klessheim, la veille de l’occupation, Horty concède les jalons qui vont servir de justification des déportations prévues par le Führer. Il accepte de livrer au Reich quelques centaines de milliers de Juifs pour travailler dans le Reich. [6] Or, comme on vient de le voir, Horty connaît par expérience le sort qui attend ces « travailleurs forcés. »
A leur arrivée, les Allemands imposent au Régent un nouveau chef de gouvernement qui leur convient en la personne de Döme Sztòjay. Horty peut le refuser et démissionner. Il se contente de jouer les Ponce Pilate. Gardant la direction de l’Etat, il se désintéresse du sort des Juifs ainsi que le révèle le compte-rendu du Conseil en date du 29 mars 1944 : « Son Excellence a donné les pleins pouvoirs au gouvernement sous sa direction pour ce qui concerne la règlementation antijuive, un sujet sur lequel il ne désire pas exercer la moindre influence. »[7]
Horty met un terme à son indifférence coupable au début juillet, alors que la quasi totalité des centaines de milliers de Juifs des provinces hongroises a été livrée aux nazis qui les envoient mourir à Auschwitz. L’armée russe approche, les Américains menacent et bombardent violemment Budapest, les appels de la communauté internationale à l’arrêt des massacres se font pressants. Un coup d’état de l’extrême droite fasciste se prépare avec l’appui de la gendarmerie. Le Régent prend deux mesures qui montrent qu’il détient toujours pleinement le pouvoir.
Il fait venir l’armée à Budapest pour arrêter les putschistes et renvoyer les gendarmes en province. Le 7 juillet, il ordonne la cessation de toute déportation de Juifs de Hongrie, ce qui donne un répit aux 200 000 Juifs de Budapest. [8] Veesenmayer n’intervient pas. Il laisse faire. Eichmann, furieux, procède à quelques arrestations à Budapest, mais il est incapable sans les Hongrois de monter une opération de quelque importance contre les Juifs.
Comme le fait remarquer le grand historien de la Shoah, Yehuda Bauer, « si Horty arrêta les déportations au début de juillet, il aurait aussi bien pu les suspendre plus tôt », épargnant de centaines de milliers de vies. Il aurait dû suivre l’exemple de la Roumanie et de la Bulgarie. Deux pays où le Wehrmacht est présente et dont les gouvernements ont refusé de livrer leurs Juifs, sans que cela n’entraîne de mesures allemandes de rétorsion. [9]
La collaboration inconditionnelle des Hongrois leur étant dorénavant refusée, les Allemands n’ont pas la possibilité en juillet de continuer seuls les expulsions de Juifs vers le Reich. Ils n’auraient pas davantage été capables de mettre en oeuvre la solution finale en mai 1944 si Horty avait refusé de collaborer. C’est donner la mesure d’une responsabilité qui a été trop souvent passée sous silence.
A l’heure du jugement, l’Amérique semble avoir oublié pour le Régent Horty les menaces de Roosevelt aux dirigeants hongrois. Dans sa mise en garde du 26 juin 1944, le Président demande la fin immédiate des déportations et la cessation de toutes les mesures antijuives, et menace de nouvelles représailles en cas de refus. Il rappelle sa déclaration du 24 mars 1944 promettant un châtiment à ceux qui seront reconnus coupables de crimes de guerre. [10]
Trois des premiers ministres hongrois seront jugés et exécutés au cours de l’année 1946. Béla Imrédy pour les lois antisémites de 1938 et 1939 et la signature de pactes avec les puissances de l’Axe. Làszlò Bàrdossy pour le massacre de Kamenets-Podolski et la déclaration de guerre à l’URSS, Döme Sztòjay pour la livraison de 437 000 Juifs aux Allemands. [11] Paradoxalement, contrairement à ses premiers ministres, Horty, le chef de l’Etat, ne fera l’objet d’aucune poursuite ! Il sera libéré des prisons américaines en 1946. Après avoir écrit une autobiographie à sa gloire, il meurt paisiblement dans son lit en 1957, dans sa villa d’Estoril au Portugal. Il faut s’en souvenir.
[1] Les Russes arrivent à Budapest en janvier 1945.
[2] BRAHAM Randolph,
The Politics of Genocide : The Holocaust in Hungary , 2 vol. Columbia University Press, New York, 1981, p. 5, 21, 22, 40.
[3] BRAHAM Randolph,
The Politics of Genocide, The Holocaust in Hungary, Edition abrégée, Wayne State University, Detroit, 2000, p. 33.
[4] BRAHAM 1981, op. cit. p. 186. Déclaration du 26 juin 1944.
[5] FEIN Helen,
Accounting for Genocide : National Responses and Jewish Victimization During the Holocaust, New York Free Press, New York, 1979, p. 108.
[6] BRAHAM 2000, op. cit. p. 57.
[7] BRAHAM 2000, op.cit. p. 158.
[8] 80 000 Juifs sont tués ou déportés par le régime fasciste des Croix Fléchées qui prend le pouvoir en octobre 1944.
[9] BRAHAM 1981, op. cit. p. 101. Mais dans les deux pays les gouvernements ont mené des persécutions souvent très meurtrières, particulièrement en Roumanie.
[10] BRAHAM 1981, op. cit. p. 754.
[11] Ibid., p. 1165 et 1166