Là encore, l'ex-anonyme 1) prétend vouloir mettre sur le même plan la répression nazie à l'Est et celle menée à l'Ouest 2) pour en déduire que Vichy a réussi à l'atténuer.
L'un et l'autre de ces points ne sont pas conformes à la réalité.
Au départ, la hantise des francs-tireurs avait déjà conduit l’armée allemande, en Belgique en 1914 comme en Pologne en 1939, à considérer, à partir d’incidents anodins, toute la population civile comme un ennemi potentiel, encore que les nazis instrumentalisent cet imaginaire et cette anxiété paranoïaque pour les retourner contre les Juifs, présentés comme les initiateurs des actions de guérillas. Mais cette politique adoptera des visages différents selon les aires géographiques, en fonction des intérêts allemands en présence.
A l'Est, la répression allemande adopte une finalité nettement génocidaire : elle n'est qu'un prétexte pour exterminer les Juifs et accentuer la souffrance des Slaves, réduits en esclavage. A titre d'exemple, la 707. Infanterie-Division opérant en Biélorussie exécute en un mois 10.431 personnes sur 10.940 captifs (prisonniers de guerre soviétiques, civils), tandis que les affrontements avec les partisans ne lui coûtent que deux tués et cinq blessés - voir Jürgen Forster, "La campagne de Russie et la radicalisation de la guerre : stratégie et assassinats de masse", in François Bédarida (dir.), La politique nazie d'extermination, I.H.T.P./Albin-Michel, 1989, p. 189.
Dès les premières semaines de l'invasion de la Russie, alors que les mouvements de partisans sont pratiquement inexistants, les Allemands procèdent à des rafles préventives, cherchant à arrêter et déporter ou supprimer les "éléments suspects". De fait, les Juifs sont particulièrement visés, et sont fréquemment liquidés au moindre incident (sabotage, coups de feu…). En 1942, devant l’accroissement des activités de partisans (qui se concentrent sur les collaborateurs et les sites industriels), la Wehrmacht et les autorités policières procèdent à de vastes opérations de nettoyage à l’arrière, exécutant de nombreux civils, brûlant des villages. "Fondamentalement, écrit l’historien Christian Gerlach, ce sont ces mécanismes qui menèrent au phénomène massif des "villages brûlés" […]. Une seule de ces actions pouvait se solder par la mort de 10.000 personnes. Le rapport entre tués et fusils récupérés allait en moyenne de un pour six jusqu’à un pour dix, le rapport entre « adversaires » et Allemands ou leurs alliés tués étant de un pour cent. 85 à 90 % des tués étaient des civils non armés."
Bref, sous couvert de tuer des partisans, les Allemands ont surtout exterminé des Juifs et brûlé des villages. Cette stratégie ne résulte pas de la violence de guerre, mais a été organisée au plus haut niveau de l'Etat dès avant l'invasion de l'Union soviétique. Il s'agissait en effet de déchaîner la violence en U.R.S.S., d'une part pour faciliter le meurtre des Juifs, d'autre part pour faciliter les projets de colonisation de l'espace vital, et enfin pour tout simplement maintenir l'ordre sur les arrières de la Wehrmacht. L'historien allemand Dieter Pohl chiffre à un million le nombre de civils soviétiques tués sous l'administration nazie des territoires soviétiques occupés (hors Juifs éliminés par les Einsatzgruppen) - voir Dieter Pohl, "L'occupation militaire allemande et l'escalade de la violence en Union soviétique", in Gaël Eismann & Stefan Martens (dir.), Occupation et répression militaire allemandes, Autrement, 2007, p. 41-70 ; voir également, dans le même ouvrage, Christian Gerlach, "La Wehrmacht et la radicalisation de la lutte contre les partisans en Union soviétique", p. 71-88. Cette politique (tuer des Juifs sous couvert de lutter contre "les bandes", multiplier les exactions/meurtres/pillages) a été mise sur pied au même moment en Serbie (Walter Manoschek, Serbien ist judenfrei !, Oldenburg Verlag, 1995), ainsi qu'en Grèce (Mark Mazower, Dans la Grèce d'Hitler 1941-1944, Les Belles Lettres, 2002).
A l'Ouest, la répression est bien plus limitée, car le maintien de l'ordre reste son seul fondement, tout en demeurant implacable. Il n'est pas dans l'intention des Allemands d'exterminer la France pour la coloniser, ni de l'exploiter directement, le régime de Vichy constituant un outil et un paravent plus efficace. Cet élément est essentiel pour comprendre les différences de degré, voire de nature, entre la répression à l'Est et celle menée dans l'Hexagone.
La sécurité des forces d'occupation y est initialement confiée initialement au Militärbefehlshaber in Frankreich (M.B.F.), l'administration militaire du général Otto von Stülpnagel (remplacé par son cousin Karl Heinrich von Stülpnagel en 1942), qui dispose de 30.000 à 40.000 soldats spécifiquement chargés de surveiller l'administration française et de garantir le maintien de l'ordre, sachant que les forces militaires de défense du territoire occupé restent sous le contrôle de l'O.B. West.
La politique du M.B.F. est de maintenir la sécurité des troupes allemandes en France, au besoin en collaborant avec le régime de Vichy, dont le soutien s'avère, à ce titre, absolument indispensable. Le M.B.F. a été amené à insister sur une "répression à visage légal", faisant intervenir des tribunaux militaires allemands, répression qui se révèlera, démontre Gaël Eismann, plus marquée que dans le Bénélux (Gaël Eismann, "L'escalade d'une répression à visage légal. Les pratiques judiciaires des tribunaux du Militärbefehlshaber in Frankreich 1940-1944", in Gaël Eismann & Stefan Martens, op. cit.). Vichy a également anticipé les attentes de l'occupant en instituant, par loi d'exception du 14 août 1941 à caractère rétroactif, des sections spéciales rattachées aux Cours d'Appel (Hervé Villeré, L'Affaire de la Section Spéciale, Fayard, 1972), faisant intervenir les R.G. dans la traque des communistes (cf. Jean-Marc Berlière et Frank Liaigre, Le sang des communistes. Les bataillons de la jeunesse dans la lutte armée Automne 1941, Fayard, 2004 - ouvrage de bien meilleure facture que leur dernière médiocrité sur Guy Môquet).
Il est certain que les Allemands ne souhaitent pas multiplier les atrocités, à l'instar de leur politique à l'Est. Agir comme en Russie ou dans les Balkans risquerait de leur aliéner les populations occidentales et surtout de mettre en difficulté le régime de Vichy, qui leur est particulièrement nécessaire pour maintenir l'ordre (et ne se prive pas de collaborer à ce titre) et faciliter leur exploitation économique du pays. Toutefois, l'occupant étend, de manière plus prudente, sa stratégie de représailles antisémites, dans la mesure où deux rafles sont perpétrées en août et en décembre 1941 contre les Juifs de région parisienne sous le fallacieux prétexte de lutter contre la Résistance prétendument communiste. La déportation de ces Juifs raflés se révèle finalement mieux acceptée, aussi bien chez le M.B.F. que chez Vichy, que les exécutions d'otages. Vichy, viscéralement anticommuniste, ne peut également qu'approuver le fondement de l'activité répressive allemande.
Dans le même temps, le domaine de compétences des S.S. s'est considérablement accru - Karl Oberg est institué Höhere S.S. und Polizeiführer (H.S.S.P.F. : haut responsable de la police et des S.S.) pour le territoire français occupé en 1942. Mais là encore, les S.S. optent pour une politique de collaboration avec Vichy, ne se privant toutefois nullement de continuer à exécuter des otages, sans que le régime ne puisse s'y opposer, sachant d'ailleurs que le régime mène sa propre politique répressive, qui se révèle plus efficace dans le démantèlement de certains réseaux. On sait d'ailleurs qu'en 1941, le Ministre de l'Intérieur Pierre Pucheu a tenu à ce que les otages à fusiller soient prioritairement des communistes, ou réputés tels.
Au cours de l'été 1943, un débarquement allié est attendu sur les côtes françaises. A ce titre, le M.B.F., de plus en plus impliqué dans l'exécution d'otages, est subordonné à l'O.B. West, pour faciliter la lutte contre d'éventuelles insurrections intérieures liées à une offensive anglo-saxonne. A cet effet, et avec l'aide de l'Abwehr, le S.D. envisage d'abord de tuer dans l'oeuf "l'Armée secrète", terme employé par Berlin pour qualifier la Résistance, en éliminant ses chefs et réseaux. Mais en dépit de nombreux succès remportés en 1943, et notamment l'arrestation de Jean Moulin (qui cependant ne céda rien sous la torture), cette stratégie rencontre ses limites. Le S.T.O. nourrit le maquis, les réseaux se reconstituent, la politique des otages n'a pas découragé les oppositions.
Bref, à la fin de l'année 1943, le bilan de la lutte contre la Résistance apparaît globalement négatif, au sens où ses effectifs ont gonflé. Hitler, soucieux de repousser un débarquement allié pour se retourner contre l'Armée rouge (directive n° 51 du 3 novembre 1943), a pourtant besoin de regrouper un maximum d'atouts dans son jeu. Il ne peut se permettre de consacrer trop d'efforts, le jour venu, à la répression du "banditisme". D'où une nette radicalisation de la lutte anti-"terroriste" au cours de l'hiver, avec usage de la Milice et multiplication des assassinats. D'autres instructions, telles que "l'ordre Speerle" (du nom du chef adjoint de l'O.B. West) du 3 février 1944 et l'ordre émanant de l'O.K.W. le 4 mars de la même année recommandent de ne plus faire de prisonniers parmi les Résistants capturés. Les bavures, excès et dérapages sont officiellement annoncés comme totalement couverts par l'autorité hiérarchique. Les massacres de civils sont ainsi autorisés : le système répressif allemand en usage à l'Est s'impose à l'Ouest.
Bref, ce n'est qu'à partir du mois de mars 1944 que la France commence à connaître le parfum de la guerre à l'Est. Et même à cette date, Vichy ne s'y oppose pas. Le maquis des Glières est ainsi liquidé, avec l'appui de la Milice. Le 24 du même mois, une véritable "colonne infernale", la fameuse Division Brehmer, commence à faire régner la terreur en Dordogne. L'opération, qui cherche surtout l'anéantissement des maquis, est rythmée par le meurtre de civils, l'exécution d'otages, la déportation ou l'assassinat de Juifs, le pillage des biens. Nouveauté en France, un village, celui de Rouffignac, est totalement incendié (mais ses habitants ne sont pas passés au fil de l'épée). De toute évidence, l'opération Brehmer s'inscrit dans le droit fil des instructions reçues de l'O.B. West et l'O.K.W. : pas de prisonnier, pas de sanction en cas d'exaction, soit maintien de l'ordre à tout prix. Mais aucun village n'est encore exterminé, comme à l'Est.
Cette stratégie s'accentue. En avril 1944, Himmler se rend personnellement en France, pour inspecter la division blindée S.S. Das Reich basée dans le Sud-Ouest. Son chef, Lammerding, avait participé à la lutte anti-partisans sur le Front russe. Il est évident qu'ils se sont entretenus des questions de sécurité, et que Lammerding a reçu des instructions spéciales à ce sujet. Le 5 juin 1944, en effet, ce dernier propose à sa hiérarchie un plan de répression approfondie : arrestation de 5.000 Français, pendaison de 3 partisans pour 1 Allemand blessé, de 10 partisans pour tout Allemand tué. Le projet remonte jusqu'à Hitler lui-même, qui l'approuve : le 7 juin, "avec l'accord de l'état-major du Führer", l'O.B. West donne l'ordre à la Das Reich de lutter contre les "bandes" dans la région de Tulle-Limoges.
Les pendaisons et déportations de Tulle s'inscrivent sans doute dans cette logique - cf. Jean-Jacques Fouché & Gilbert Beaubatie, Nouveaux regards sur les pendaisons et les événements de juin 1944, Lucien Souny, 2008. Oradour, en revanche, s'en distingue, dans la mesure où, pour la première fois en France, un village n'est pas seulement incendié, et des otages exécutés, mais c'est l'entière population qui est exterminée : ce résultat, de par son caractère inédit, est probablement imputable à une directive donnée par le Führer, ou ne saurait en toute hypothèse avoir été décidé par les autorités locales sans l'assurance d'avoir l'aval de ce dernier. Le dictateur a sans eu l'intention de procéder à une frappe chirurgicale : la destruction totale d'un petit village pacifique doit suffir pour frapper la France de terreur, et l'objectif sera effectivement atteint. Preuve que même si la guerre contre-insurrectionnelle prend de plus en plus en France le visage qu'elle affiche à l'Est, elle n'en demeure pas moins encadrée. D'autres villages, tels Maillés, seront ultérieurement saignés, mais ces atrocités restent sans doute lié au contexte de la retraite militaire allemande, outre qu'il ne s'agit pas essentiellement d'exterminer la totalité des villageois. Oradour reste bel et bien un cas unique.
En toute hypothèse, cette escalade répressive allemande n'est absolument pas liée à une imaginaire politique d'obstruction vichyste, contrairement à ce que soutient l'ex-anonyme. Il est vrai que les Allemands ne tiennent pas à remettre en cause les bienfaits de la collaboration en abattant leur jeu à l'instar de leurs agissements à l'Est, ce qui les oblige à davantage de "modération", mais la répression en France demeure bien plus violente que dans les autres pays occidentaux occupés, et ne perd pas son caractère antisémite, répression à laquelle Vichy a collaboré efficacement - cf. les travaux de Gaël Eismann, ainsi que Ahlrich Meyer, L'occupation allemande en France 1940-1944, Privat, 2002 et Bernard Garnier, Jean-Luc Leleu, Jean Quellien, (dir.), La répression en France 1940-1945. Actes du colloque international, 8, 9 et 10 décembre 2005, Centre de Recherche d'Histoire Quantitative de Caen, 2007. L'obstruction vichyste est si nulle qu'après l'extermination d'Oradour, Pétain se contente d'une simple lettre de protestation (!), tandis que la propagande du régime s'attache en fait à imputer la responsabilité du crime à la Résistance...
En résumé :
1) Il est inepte de vouloir mettre sur le même plan la répression allemande à l'Est et celle menée à l'Ouest, dans la mesure où l'Allemagne obéit, dans l'un et l'autre cas, à des programmes, des logiques, des intérêts différents (génocide/pillage/colonisation à l'Est, exploitation du satellite vichyste sans porter atteinte à l'image de marque du Reich à l'Ouest).
2) Vichy n'a jamais atténué la répression allemande, qui est restée plus importante en France que dans les autres zones occidentales, essentiellement parce qu'il ne s'y opposait pas (par volonté de collaborer autant que par sympathie idéologique antisémite et anticommuniste), dans une moindre mesure parce qu'il ne le pouvait pas toujours. |