L'intervention allemande dans les Balkans était déjà prévue depuis plusieurs mois, dans la mesure où il était question de s'attaquer à la Grèce. Hitler avait surtout besoin de contrôler le Sud-Est européen, de manière à protéger ses flancs d'une éventuelle incursion britannique d'une part, et surtout pour se constituer des couloirs d'invasion vers l'U.R.S.S. d'autre part. Excitant les visées annexionnistes et l’anticommunisme des Etats d’Europe centrale, Hitler a réussi à faire adhérer à l’Axe la Hongrie, la Roumanie, la Slovaquie en novembre 1940, puis la Bulgarie (qui rallie officiellement le pacte tripartite en mars 1941) ainsi que la Yougoslavie.
Une telle extension allemande aurait pu inquiéter Staline, et tel a effectivement été le cas, mais Hitler a su rassurer ce dernier, puisque poussant la perversité jusqu’à présenter la chose comme un moyen de s’attaquer à l’Empire britannique engagé en Grèce. Bref, Tovarich, mes troupes s'amassent à vos frontières et je regroupe des alliés qui ne vous apprécient guère, mais ne vous inquiétez pas : toutes ces manoeuvres visent à nuire aux capitalistes anglais !
Le problème est que la Yougoslabie fait l’objet d’un coup d’Etat le 27 mars 1941. Le nouveau régime répudie l’alliance allemande, et désireux de se cantonner dans une stricte neutralité propose un pacte de non-agression à l’Allemagne. De son côté, Staline conclut un traité d’amitié avec les Yougoslaves, dans l’unique souci de "neutraliser" la région et amener Hitler à la table des négociations, afin de prévenir un conflit qu'il redoute. Rien de bien dangereux pour le Reich en définitive, mais le Führer saisit aussitôt l’occasion au vol pour imposer dans l’urgence l’anéantissement de l’Etat yougoslave. Le 6 avril, la Luftwaffe détruit Belgrade, tandis que d’Italie, d’Autriche, de Hongrie, de Roumanie et de Bulgarie plusieurs colonnes déferlent sur le pays. En deux semaines, la Yougoslavie est vaincue et occupée. La Wehrmacht peut alors se consacrer au mois suivant à la conquête de la Grèce, puis au spectaculaire – mais sanglant – assaut aéroporté contre la Crète.
On a pu dire que ce déchaînement militaire contre les Balkans avait fait perdre à l’Allemagne quelques précieuses semaines pour le déclenchement de Barbarossa, la Wehrmacht allant être rattrapée par l’hiver devant Moscou. Rien de plus faux. Tout d’abord, la Directive n° 21 prévoyait seulement que les préparatifs militaires devaient être achevés à la mi-mai 1941 ("Vorbereitungen, die eine längere Anlaufzeit benötigen, sind - soweit noch nicht geschehen - schon jetzt in Angriff zu nehmen und bis zum 15. 5. 41 abzuschliessen") : c'est le 30 avril que le Führer a finalement fixé la date de déclenchement de la guerre contre l'Union soviétique au dimanche 22 juin 1941.
De surcroît, au printemps 1941, le dégel printanier soviétique transforme les chemins et les routes en rivières boueuses, terrain impraticable pour des Panzer qui n'y sont pas totalement préparés. Tout au plus les réparations des blindés allemands engagés dans cette campagne ont-elles réduit le stock des pièces détachées, mais pas de manière significative pour gêner l’invasion de la Russie - l'étude de la campagne révèle en effet que ce facteur, qui n'intéressait pas la totalité de l'Ostheer, n'a nullement été décisif, au contraire de la résistance soviétique, des lacunes de l'infrastructure locale, des vices de conception des plans allemands (en particulier Taifun, le projet de destruction de l'Armée rouge dans le secteur de Moscou), et des conditions climatiques.
A dire vrai, l’offensive allemande dans les Balkans a, aussi paradoxal que puisse paraître l’affirmation, accru les chances de succès allemand à l’Est. Tout d’abord, Hitler a pu raffermir son emprise sur l’Europe, par ce sanguinaire "rappel à l’ordre" qui signifie à Budapest, Bucarest et Sofia qu'aucun écart de conduite ne sera toléré de leur part. Au bâton, Hitler ajoute la carotte, cédant à ses alliés des portions de la Yougoslavie et de la Grèce. Ensuite, ce déferlement militaire aboutit à un nouvel échec britannique, un de plus après les succès de Rommel et du Bismarck, et laisse entendre que le prochain objectif de Berlin est de prendre pied au Levant vichyste et en Irak (ce dernier pays s’étant insurgé contre les Britanniques). Rien de bien sérieux, en fait, mais il y a là un utile moyen de faire pression sur Londres pour la contraindre à la paix (Rudolf Hess s'envolera d'ailleurs pour l'Angleterre début mai, porteur d'une mission de paix), et d’indiquer aux Soviétiques que l’armée allemande privilégie le combat contre l’Angleterre (ce qui oblige parallèlement Hitler à faire croire que l'initiative de Hess est entièrement imputable à ce dernier).
Bref, il convient de relativiser considérablement, voire d'écarter, le facteur balkanique dans l'échec allemand survenu devant Moscou. Au contraire, il a permis de consolider les manoeuvres allemandes cherchant à intoxiquer Staline quant aux véritables objectifs du dictateur nazi, lequel, jusqu'au bout, lui a fait miroiter un accord global de dernière minute, tout en faisant croire que l'essentiel de l'effort militaire allemand serait dirigé contre l'Angleterre.
Staline n'est pas le seul à être tombé dans le panneau. Même le Foreign Office s'y est laissé prendre, puisque le 19 mars 1941, il affirme de nouveau que l’Allemagne compte bel et bien vaincre la Grande-Bretagne au cours de l’année, l’offensive contre l’U.R.S.S. ne pouvant être lancée que postérieurement à cette victoire à l’Ouest. Pire encore, début juin 1941, le Ministère britannique rappelle son ambassadeur à Moscou, Sir Stafford Cripps, pour des consultations, car il redoute... la conclusion d’un nouveau pacte Molotov-Ribbentrop, et tient à décourager les Soviétiques de faire des concessions au Reich, en particulier s’agissant du Moyen-Orient ! Une initiative malheureuse, car Staline redoutera plus que jamais une entente inopinée entre l’Allemagne et l’Angleterre, ce qui l'incitera à courtiser, plus que jamais, le Führer... |