Qu'est-ce qui poussa une bande de jeunes auteurs et critiques "de droite" (Nimier, Laurent, Déon,...) mais aussi "à gauche" (Frank, Bory, Nourissier,...) durant les pénibles années de la "reconstruction" d'une France laminée par l'humiliation de juin 40, la collaboration d'Etat du régime de Pétain et la guerre civile larvée qui faillit bouleverser le pays à la Libération, à vouloir remettre en selle deux écrivains sérieusement compromis ?
C'est LA question à laquelle François Dufay après tant d'autres - Marc Dambre, Pierre Assouline, Eric Neuhoff, Olivier Frébourg, Jacques Lecarme, ... - propose un éclairage dans son brillant essai qui se dévore avec gourmandise, certes, mais dont le ton alerte n'occulte jamais une grave lucidité : car les mots laissés par les deux stylistes étincellants qu'étaient Morand et Chardonne ont pesé et pèsent encore dans le débat sur l'implication des élites dans la politique de Vichy avec le Reich hitlérien.
Ici, F. Dufay n'omet rien du fond "moisi" (en référence à l'article de Sollers sur "La France moisie" ?) sur lequel les deux proscrits arrogants s'agitèrent depuis la Frette et Vevey en Suisse : misanthropie, xénophobie, antisémitisme, le tout brassé jusqu'à l'écœurement et saupoudré d'une parano permanente, bref, un brouet peu ragoûtant mais, et EN MEME TEMPS, deux plumes majeures qui sont alors au sommet de leur art dans la correspondance sur dix ans échangée entre ces deux ganaches infréquentables... et pourtant très fréquentées par la génération "hussarde" en rupture d'existentialisme-résistancialisme, comme je l'ai déjà indiqué à droite mais aussi à gauche. (B. Frank se fit éjecter du cénacle sartrien pour mauvais esprit !)
C'est un monde englouti dont la poignante nostalgie les ravit et les intrigue qui à l'origine de la croisade lancée par Nimier et ses complices. Car Jacques Chardonne et Paul Morand ont
connu l'univers de Proust, ils furent les témoins et acteurs de ces années 1900-1920 qui ont tant fait fantasmer la génération mûrie d'un coup à l'ombre des champignons d'Hiroshima et de Nagazaki, enfants tristes pour qui tout est joué. Mentionnant un entretien avec Morand effectué par le jeune Pierre-André Boutang pour la télévision française, Dufay écrit justement :
une dernière fois, comme on feuillette un album, il revit son initiation vénitienne de "jeune homme un peu madérisé", les folles soirées avec Diaghilev, Lifar et Kochno à la villa Malcontenta, le "Bal Besteigui" au palais Labia en 1951 (...) Dans ce kaléidoscope vénitien, les ombres chinoises de son père Eugène Morand, de Marcel Proust. de Philippe Berthelot, de Cocteau...
C'est l'ex-amateur de vitesse, de bolides terrestres et marins et de transatlantiques audacieux qui créa un style littéraire vif et brillant, en écho aux percussions contemporaines de la société industrielle explosant aux Etats-Unis et en Europe dans des œuvres musicales, picturales et scéniques fulgurantes que voulaient questionner les jeunes gens désabusés de 1945. Mais il était un vieil écrivain aigri conversant par lettres avec l'ex-subtil observateur des relations amoureuses, ce Chardonne devenu lui aussi un contempteur vain de la modernité des années 60 qui leur échappa totalement.
RC