Né en 1921 à Bordeaux dans la cité de François Mauriac à qui il consacrera une belle biographie, Jean Lacouture dit qu'il fut "un adolescent tardif, élevé dans un cocon" qui ne l'a pas mis au contact des réalités et qu'il passa à côté de la guerre et de la Résistance en ne rejoignant un maquis qu'à l'été 44. Depuis, Il traîne avec lui ce regret-boulet moral. Son besoin de "héros" vient sans doute en partie du sentiment de ne pas avoir compris assez tôt le sens du combat contre le nazisme :
"Je sais que ma mère aurait souhaité au fond d'elle-même que je vienne lui dire un jour : "Je prends mon bagage, je passe de l'autre coté des Pyrénées." Elle ne me l'a pas dit, mais elle a attendu cette phrase. Je lui ai écrit une longue lettre après la guerre : une vraie confession. C'est une chose que je ne me pardonnerai jamais. En vous racontant cela il me vient comme une sureur de honte. Une protestation en moi contre le personnage que j'étais."
(p.33)
Cette honnêteté morale, trop rare chez les intellectuels est une des grandes qualité de l'homme et de l'écrivain Lacouture.
Au fil des entretiens avec Claude Kiejman, le lecteur entre dans l'intimité du biographe qui expose les motivations qui furent à l'origine des longues enquêtes nécessaires pour éclairer tout ce qui fait une vie d'homme, qu'il s'agisse de Jacques Rivière, découvreur au sein de la Nouvelle Revue Française disparu trop tôt à Léon Blum, Germaine Tillion ou Mendès France, l'homme politique dont les combats enthousiasmèrent le grand reporter anticolonialiste qu'était Lacouture dans les années 50, alors que la IVe République pataugeait dans le bourbier indochinois.
L'auteur l'admet sans honte : il eut besoin du contact des "grands formats", ces hommes et ces femmes qui "font l'Histoire" avec lesquels il doit être en empathie, même minimale, selon lui nécessaire à l'entreprise biographique. Ses amis historiens, comme Pierre Nora, lui reprochent de négliger les paramètres essentiels que sont l'économique et le social; il accepte la critique, en reconnaissant les faiblesses de certains de ses livres. Là encore, il faut souligner cette attitude peu courante chez les écrivains en général et les chercheurs en particulier... Le biographe de Charles de Gaulle fut d'ailleurs l'un des rares intellectuels à avoir fait son mea culpa publiquement, revenant sur son aveuglement concernant le régime de Hanoï et les méthodes génocidaires de Pol Pot et de ses complices
A une époque où des potiches issues de la télé réalité sont propulsées "auteurs" par des éditeurs ayant perdu toute dignité, où on cherche à nous persuader que le minimalisme affligé dans la narration de la vie quotidienne médiocre est l'avenir de la littérature, en ces temps où des intellectuels dont le devoir est de nous aider à comprendre le réel perdent toute distance critique par rapport à des événements graves (Israël, guerre de Bush, mondialisation,etc.), la lecture de ces Conversations est un baume.
Celui qui affirme que ses biographies sont essentiellement des biographies de "désir" est un des représentants d'une espèce sérieusement menacée : l'Honnête homme.
Bien cordialement,
René Claude |