Malgré sa monumentale série "La Grande Histoire des Français sous l'occupation", en 9 volumes ainsi que quelques autres ouvrages consacrés à la vie des Français sous l'occupation, Henri Amouroux nous propose une oeuvre qu'il a voulu presque testamentaire, "En finir avec Vichy".
Laissons le soin à l'auteur d'expliquer sa démarche et ses motivations:
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Nés entre 1943 et 1951, mes quatre enfants ont, ou vont avoir, cinquante ans, mes petits-enfants abordent ou ont dépassé la vingtième année, Lottie, mon rrière-petite-fille, a cinq ans.
Lorsque mes enfants auront plus de soixante ans, mes petits-enfants près de quarante ans, et lorsque Lottie aura vingt ans, lorsque, avec eux, des dizaines de millions de Français n'ayant pas vécu les années 40 évolueront dans un monde aux techniques aujourd'hui insoupçonnées et dont nous ignorons comment, politiquement, socialement, démographiquement, il aura été remodelé, Vichy obsédera-t-il toujours la conscience française ? Quels rapports la France, tournée vers son passé, entretiendra-t-elle alors avec de très anciennes blessures ? De combien de lignes le régime de Vichy disposera-t-il dans les manuels? Le présentera-t-on comme un "bloc" ou se donnera-t-on le temps d'étudier ses évolutions ? Le condamnera-t-on uniquement pour les persécutions antisémites, alors que ses responsabilités sont infiniment plus étendues ?
Saura-t-on encore que Vichy est né de la plus cruelle et de la plus totale défaite de toute l'histoire de France, que l'on ne peut - comme on commence à le faire, en inventant un Vichy sans les Allemands - l'étudier détaché non seulement des brutales et quotidiennes exigences de l'occupant, mais encore de la quotidienne inquisition des "collaborateurs" parisiens, pour lesquels la zone non occupée était, aussi surprenant que cela paraisse, terrain d'opération préféré des "gaullistes", refuge des juifs ?
Ces interrogations - et quelques autres - sont à l'origine de ce livre, consacré aux trois mois essentiels, livre que j' ai voulu presque testamentaire. Quarante années de travail, la publication de treize ouvrages sur les années 40-45, par moi mieux comprises dans leur fascinante complexité grâce aux témoignages écrits de milliers de mes lecteurs, m'ont donné, me semble-t-il, le droit, et peut-être le devoir, de l'écrire.
Et de l'écrire comme je le souhaite, en ne reprenant pas plus qu'il ne le faut pour la compréhension de l'histoire ce qu'après d'autres, et avec d'autres, j'ai écrit; en faisant donc des impasses, ici immédiatement avouées; en insistant, en revanche, sur certains points trop négligés et dont la connaissance permettrait un jugement moins manichéen, ce qui ne veut pas dire indulgent, car, sur Vichy, je tiens pour valable ce que Germaine de Staël, se souvenant de la Terreur, écrivait en 1810: "Se permettre de mauvais moyens pour un but que l'on croit bon, c'est une maxime de conduite singulièrement vicieuse dans son principe... "
Je sais, et je dirai dans ce livre, et plus encore dans ceux qui suivront, ce que l'on peut reprocher à Vichy, les compromissions, les complicités, les initiatives, et j'oublie d'autant moins les victimes des persécutions antisémites - ces 76.000 morts dont le régime et les hommes de Vichy sont, en partie, responsables puisque, ayant pu dire "non", trop souvent ils ont dit "oui" - que je conserve, avec les photos de mes enfants, la photo de Régine Ajdelson, petite juive de huit ans, revenue de zone libre une semaine avant la rafle du Vél'd'hiv', déportée vers Auschwitz dans le convoi du 17 août 1942.
S'il ne s'agit nullement d'un plaidoyer, il s'agit d'une nécessaire tentative d'explication, en rupture avec des récits dans lesquels les évolutions populaires sont généralement escamotées au bénéfice de raisonnements politiques élaborés longtemps après l'événement lorsqu'il est possible de le reconstruire, et de l'imposer, tel qu'il aurait "pu" ou "dû" être et non tel qu'il fut, tentative d'explication que je souhaite ouvrir par un chapitre consacré à cet "autre monde" dans lequel évoluaient les hommes et les femmes de 1940, un "autre monde", proche encore du XIXe siècle, auquel, par leurs racines familiales, leur éducation, leur morale, presque tous les Français appartenaient alors.
*** (Avant-propos de l'ouvrage).
Le livre couvre la période de mai à septembre 1940. Henri Amouroux nous rend témoin de l'affaissement et du désarroi d'un "peuple abusé", d'un "peuple accablé", d'un "peuple anesthésié" - les trois parties de l'ouvrage - qui expliquent avec quelle facilité un régime tel que celui de Vichy put s'installer.
Francis Deleu. |