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Ce livre n’est pas un journal composé de notes au jour le jour, mois par mois, ainsi que pourrait croire la foule des inconscients, de ceux qui tombent encore des nues quand leur est révélé ce petit fait :
Les coups étaient notre pain quotidien.
Je vous le demande à vous, mes camarades des camps de concentration, comment imaginer que nous eussions pu confier au papier une relation, même sommaire, des faits dont nous étions témoins ou victimes ? Le monde où nous avons vécu, écrasés corps et âmes, ne se prêtait guère aux exercices scripturaux. Et sans parler des autres empêchements matériels ou disciplinaires, les fouilles, les transports, les désinfections , les douches eussent suffit à détruire nos pauvres feuillets en cours de route. Nos pauvres feuillets dont la découverte par la gant SS ou les exécuteurs de leurs basses œuvres eût été un joyeux prétexte au châtiment corporel ou à la pendaison.
Nous devions nous couvrir d’un silence protecteur. Il fallait taire les souffrances physiques. Il fallait que demeurât muet le dur tourment de nos âmes où la haine, la rage impuissante, le désespoir des réprouvés fermentaient pêle-mêle avec la divine espérance, la peur diabolique, la prière, l’amour, comme le dégoût du prochain.
Il est vrai, par une sorte de miracle, j’ai pu dissimuler et sauver jusqu’à la fin quelques notes éparses et une douzaine de lettres précieuses à l’égal de ma vie, tandis que j’abandonnais au hasard des places d’appel : vêtements, chaussures, couteaux, ficelles, le second volume du ‘’ Mallarmé ‘’ d’Henri Mondor, des cuillers, des bandages de papier, des fonds de poche divers……
Ces notes squelettiques et anodines pourtant ne suffisent point à constituer la matière d’un ‘’ Journal’’
Je me suis donc remis en route à travers ma mémoire, j’ai refait pas à pas par le souvenir mon chemin de malheur, long de deux années mortelles.
Car j’ai voulu que ces mémoires gardassent, en dépit du travail de reconstitution, la spontanéité de notes prises sur le vif. Au surplus, étant enclin à croire que le retentissement de l’événement sur l’homme a plus de valeur que cet événement en soi, je n’ai pas cru devoir me taire parce que d’autres ont souffert plus longuement et plus cruellement de la barbarie allemande.
Je livre donc telle quelle mon expérience personnelle, - et je serais tenté de dire spirituelle, si le mot n’était à la fois trop restrictif et trop chargé de sens, - persuadé par ailleurs de découvrir les amateurs de surenchère dans l’horrible.
Préface du livre écrite par son auteur à Bruxelles en décembre 1946.