Commentaire EdC
On connaissait déjà, avec l'Orchestre rouge, Trepper et Katz, ces deux juifs communistes, l'un polonais, l'autre plutôt tchèque, passés par la case PKP (parti communiste palestinien de l'entre-deux-guerres) avant de faire une brillante carrière dans les services secrets. Dans leur dernier opus, Berlière et Liaigre mettent en scène Bryn, originaire du yiddishland de Varsovie et Lodz et que l'on vit arriver dans ce même PKP, génétiquement internationaliste, mais qui dut aussi assumer à la fois une ligne sioniste et antisioniste. De ce creuset exceptionnel, les alchimistes du GRU ou leurs petits frères des services satellites surent tirer de beaux exemplaires d'agents doubles. Après la Palestine, Bryn transita par les Brigades internationales, le camp de Gurs, de l'autre côté de la frontière, dans les Pyrénées, avant de repasser par la Palestine, et finalement de regagner la jeune République populaire de Pologne, croisant ainsi sur leur passage les survivants polonais de la Shoah qui émigrèrent massivement en Israël à la même époque. Les émigrés juifs rapatriés forment alors l'ossature du deuxième bureau polonais, l'Oddzial II, ou tout simplement O II. Bryn débarque en France, en 1949, bardé de vrais faux papiers, pour y exercer la fonction de résident, chargé de superviser les 26 agents recrutés par ses prédécesseurs Adler, lui aussi ancien PKP, et Bertelé, kominternien autrichien passé par le 5eme bataillon FTP de l'Isère, qui avait recruté ses agents parmi les étrangers du 5eme FTP et parmi ceux des FTP-MOI du bataillon Carmagnole qui participa à la libération de Lyon. Recrutement sur le mode du « Camarade, la lutte continue ! » et, lorsque des communistes bien français furent approchés, ce fut à l'insu du PCF qui ne souhaitait surtout pas être compromis dans des affaires d'espionnage. Un surprenant clan des Sardes, démasqué par la DST en 1948, sera exfiltré vers la Pologne et participera bon gré mal gré à l'édification de leur nouvelle patrie socialiste.
Je ne vais pas tout raconter ici, mais je précise que comme « Ainsi finissent les salauds », publié en 2012 par les mêmes auteurs, ce dernier livre est du type « bottom-up », ou pour s'exprimer en bon français, « ascendant », c'est-à-dire que les auteurs tirent les fils d'une archive à l'autre, des Archives de la justice militaire, dans l'Indre, à celles de Paris, et de Paris à Varsovie ... ils auraient bien aimé tirer les fils jusqu'à Okinawa, pour reconstituer tout le réseau, mais tout comme les analystes des renseignements que l'on rencontre pendant la lecture, les historiens ne bouclent jamais complètement leurs enquêtes.
L'existence du réseau polonais n'est pas une révélation. Bertelé et ses collègues avaient été jugés en 1962 à Paris par le tribunal permanent des forces armées. Parmi les condamnés, Adam Rayski, ancien responsable national des MOI qui a évoqué cette affaire dans ses mémoires publiées en 1985. L'ambition des auteurs est de faire un travail d'historien là où les sources précédentes étaient journalistiques ou autobiographiques.
Berlière et Liaigre ont montré qu'ils étaient aussi capables de faire du « top-down », c'est-à-dire de faire un travail de synthèse, de « descendre » d'une problématique donnée jusqu'aux sources pertinentes et disponibles, mais comme dans leurs précédents ouvrages, les fourmis bottom-upistes mordent les top-downistes, qui auraient perdu le goût et l'habitude de se salir les mains dans les poussières des archives mais qui continuent de tenir le devant de la scène, sur nos écrans ou dans les tribunes de nos quotidiens et les auteurs d'en appeler à une réhabilitation de Wolton (Thierry) et Bartosek, pionniers français du défrichage des archives de l'Est et jadis promptement mis à l'index.
Pour l'avenir, plaise au ciel que des romanciers inspirés puisent leur inspiration dans cette caverne d'Ali-baba que semblent être les archives de Varsovie ! Je souhaite aussi que des top-downistes qualifiés évaluent le rendement du réseau Bertelé-Bryn : a-t-il vraiment fourni des matériaux de qualité aux militaires polonais et à leurs grand-frères soviétiques, ou la grosse machine de renseignement n'a-t-elle fait tourner sur elle-même et vivre dans son propre éco-système, en ne monnayant finalement que des listes d'agents plus ou moins retournés ?